20 heures pour passer de zéro à compétent (exploiter l’asymétrie de la courbe d'apprentissage)
Un week-end, une frustration, et 15 heures de recherches :
Il y a quelques années, je ne comprenais rien à l'investissement. PEA, compte-titres, ETF. Je ne pouvais même pas expliquer ce qu'était une action. Chaque terme était plus flou que le précédent, et chaque article ou vidéo me renvoyait vers 3 autres concepts que je ne maîtrisais pas.
Dans ces cas-là, on continue souvent à piocher des informations de temps en temps, avec 10min de vidéos par ci par là. En général, ça n'avance à rien : à chaque fois, on repart de 0, on est frustré de ne pas comprendre la moitié de ce que l'on regarde, et on n'apprend rien. Pour l'investissement, au lieu de repousser indéfiniment le moment de comprendre vraiment, j'ai fait l'inverse : investir un week-end entier (entre 15 et 20 heures), simplement pour sortir du flou.
À la fin :
→ une vision claire des différences principales entre les comptes
→ un choix d'ouverture assumé
→ et un document de synthèse avec mes règles d'investissement
Le plus étonnant, ça a été la vitesse à laquelle je suis passé de "complètement incompétent" à "raisonnablement bon" → une énorme asymétrie entre l'effort fourni et le résultat obtenu.
L'idée n'est pas de se penser meilleur que ce que l'on est réellement et se mettre à prendre des décisions par surconfiance (et de subir l'effet Dunning-Kruger en se pensant meilleur que les experts). Mais, de constater que quelques heures ont suffi pour clarifier beaucoup de choses, résoudre un problème que j'avais initialement, et au final se rendre compte que cette approche structurée + ce faible volume horaire est suffisant pour être grossièrement dans le top 30% des gens dans un domaine.
La règle des 10 000 heures : le malentendu du siècle
On surestime massivement le temps nécessaire pour atteindre un niveau acceptable dans ce qui nous intéresse.
Et plus problématique, on confond encore plus souvent le fait d'être acceptable avec être exceptionnel.
Le raccourci est vite fait :
- apprendre le design = devenir aussi bon qu'un directeur artistique avec 10 ans d'expérience
- apprendre le code = pouvoir construire une app complexe seul
- apprendre l'investissement = battre le marché comme Buffett
Si tu as plusieurs centres d'intérêt, plusieurs compétences à développer, tu fais le calcul rapide : "si chaque compétence prend 10 000 heures pour être maîtrisée, je n'ai tout simplement pas le temps". Tu restes en surface partout, ou tu n'essayes même pas. Tu t'enfermes dans une logique binaire : soit tu deviens expert, soit tu abandonnes car ça ne sert à rien.
Cette logique repose sur une incompréhension massive de la courbe d'apprentissage.
Anders Ericsson, le chercheur derrière la fameuse règle des 10 000 heures, n'a jamais dit ce que tout le monde pense qu'il a dit.
Son message initial : il faut environ 10 000 heures de pratique délibérée pour atteindre le sommet d'un domaine ultra-compétitif et extrêmement spécialisé.
On parle de violoniste de classe mondiale, de champion d'échecs, de chirurgien d'élite.
Mais ce que les gens ont retenu au bout du compte : il faut 10 000 heures pour apprendre quelque chose (notamment via le livre Outliers de Gladwell).
Josh Kaufman, auteur de The First 20 Hours, résume ça très bien : "Le message de Dr. Ericsson était qu'il faut 10 000 heures pour arriver au sommet d'un champ ultra-compétitif dans un sujet très étroit. Mais c'est devenu "il faut 10 000 heures pour apprendre quelque chose". Et cette dernière affirmation n'est tout simplement pas vraie."
Ce glissement sémantique a des conséquences, car il s'est incrusté dans nos croyances et transforme chaque apprentissage en montagne insurmontable. Il justifie l'abandon avant même d'avoir commencé.
Le point clé, c'est de constater que la courbe d'apprentissage n'a rien de linéaire.
Exploiter l'asymétrie de "power law of practice"
Quand tu démarres une nouvelle compétence, tu ne progresses pas de manière constante. Tu fais un bond massif au début, puis les gains deviennent progressivement plus petits.
C'est ce que les chercheurs appellent la "power law of practice" : les premières heures de pratique génèrent une amélioration exponentielle. Tu passes de totalement incompétent à décemment bon, de manière surprenante et rapide.

Kaufman a formalisé cette observation : avec environ 20 heures de pratique ciblée et délibérée, tu peux atteindre un niveau de compétence à la fois fonctionnel et gratifiant. Rien à voir avec l'excellence ni la maîtrise profonde, mais un niveau qui te permet de faire ce que tu veux faire, et de comprendre ce que tu veux comprendre.
Concrètement, 20 heures suffisent pour :
- comprendre les mécanismes fondamentaux d'un domaine
- te débrouiller de manière autonome
- prendre du plaisir dans la pratique
- décider en connaissance de cause si tu veux aller plus loin
C'est suffisant pour :
- jouer quelques morceaux simples au piano
- coder un prototype fonctionnel
- comprendre les bases de l'investissement et ouvrir ton premier compte
- écrire tes premiers articles ou essais
- …
Et surtout : c'est suffisant pour te positionner dans le top 20% des gens qui ne font rien du tout.
Il y a une étude que j'adore qui illustre bien ce principe :
Un professeur de photographie, Jerry Uelsmann, a séparé ses étudiants en deux groupes :
- Le premier devait produire le maximum de photos possible pendant le trimestre
- Le second devait produire une seule photo, mais parfaite
Instinctivement, on s'attend à ce que le groupe "qualité" génère les meilleures photos. Mais c'est l'inverse qui s'est produit. Le groupe "quantité" a créé les meilleurs clichés, simplement parce qu'ils ont pratiqué plus, reçu plus de feedback, et itéré plus rapidement.
Concrètement, ça légitime l'exploration, rend l'apprentissage accessible, et permet de nourrir ta curiosité (sans culpabilité ni sacrifice).
Mais encore faut-il savoir comment structurer ces 20 heures.
1. Choisir un problème qui compte vraiment
La première erreur, c'est de vouloir "apprendre le design" ou "apprendre à coder". C'est trop vague, trop large, et surtout, trop déconnecté d'un objectif concret.
L'approche efficace, c'est de partir d'un problème spécifique que tu veux résoudre. Kaufman appelle ça un "lovable problem" : quelque chose qui te motive réellement et intrinsèquement, qui a un enjeu clair, et qui justifie l'investissement de temps.
Dans mon cas avec l'investissement : je voulais comprendre la différence entre PEA et compte-titres, savoir comment choisir, et avoir une stratégie simple d'achat basée sur les principes de Buffett et Munger. Pas "devenir un investisseur expert", mais juste résoudre ce problème précis.
C'est la clarté de cette intention de base qui te permet de définir un niveau de performance cible : à quoi ressemble la réussite de ce projet ? Quand pourras-tu dire "ok, j'ai atteint ce que je voulais" ?
C'est pour cette raison que en terme d'organisation ou d'apprentissage, je pars toujours d'une intention (tout est construit autour de ça dans PolyMastery).
Si ton objectif est flou, tu ne sauras jamais si tu progresses. Si ton objectif est précis et réaliste, tu vas structurer naturellement ton apprentissage autour de ce qui compte.
Commence par le problème, puis apprends ce dont tu as besoin pour le résoudre au fil de l'eau.
2. Déconstruire et cartographier la compétence
Une compétence n'est jamais 1 "gros truc" unique. C'est toujours un assemblage de sous-compétences et tactiques plus petites, plus ciblées, et heureusement, plus accessibles.
L'erreur classique, c'est de traiter "investir en bourse" comme un bloc. En le voyant comme ça, c'est normal de ne pas savoir par quoi commencer. Une autre manière de l'aborder, c'est d'identifier les sous-ensembles :
- comprendre les types de comptes
- comprendre la base de leur fiscalité
- connaître les véhicules d'investissement
- savoir lire un bilan
- définir une stratégie d'allocation
- définir sa philosophie d'investissement
- …
Ton travail, c'est de décomposer cette masse initiale en éléments distincts, puis de faire un simple pareto pour identifier les 20% qui vont te donner 80% des résultats.
C'est un double filtre :
- qu'est-ce qui est vraiment nécessaire pour résoudre mon problème ?
- et qu'est-ce qui m'intéresse le plus ?
Dans mon cas : j'ai ignoré tout ce qui touchait au trading court terme, aux options, aux produits dérivés, aux ETF (je ne savais même pas ce que c'était, ça aide). Je me suis concentré sur la différence structurelle entre les comptes, et les principes d'analyse fondamentale. C'est tout.
Souvent, c'est un investissement minuscule qui structure tout le reste (si tu décides d'aller plus loin).
3. Rechercher juste assez (sans tomber dans le piège de la préparation infinie)
Il y a un piège mortel dans l'apprentissage : passer tout son temps à chercher la ressource parfaite, et à comparer les méthodes sans jamais pratiquer.
Tu as besoin de 2 choses à ce stade :
- confirmer et clarifier ta cartographie (est-ce que les sous-compétences que tu as identifiées sont bien les bonnes ?)
- avoir les informations nécessaires pour t'auto-corriger pendant la pratique
Rien de plus.
Concrètement, tu cherches :
- 1 à 3 ressources de référence maximum (un livre, un cours, un article ou masterclass complète)
- des exemples concrets de ce à quoi ressemble la compétence appliquée
- et les erreurs courantes à éviter
Le reste, c'est de la pratique.
4. Éliminer les barrières à la pratique
L'objectif ici, c'est d'optimiser ton environnement pour réduire cette friction à zéro. Je ne rentre pas dans le détail, c'est ce qu'on voit partout (mais pour une bonne raison). Quelques leviers simples :
- préparer son matériel à l'avance
- définir un créneau fixe dans sa journée
- supprimer les distractions prévisibles
C'est simplement reconnaitre que la volonté est une ressource limitée. Si tu dois négocier avec toi-même chaque jour pour savoir si tu vas pratiquer, c'est perdu d'avance.
En éliminant les frictions, tu rends la pratique évidente et tu te facilites la vie.
5. S'engager sur 20 heures, peu importe le résultat
On termine par le levier qui est sans doute le plus intéressant : au lieu de te fixer un niveau spécifique à atteindre, engage-toi à pratiquer 20 heures, quoi qu'il arrive.
Je pense que tu seras d'accord, les premières heures de n'importe quelle nouvelle compétence sont universellement frustrantes. Tu te sens ridicule, incompétent, lent. Tout est flou. C'est la "barrière de frustration" que tout le monde traverse (et c'est là que la plupart abandonnent).
En t'engageant à l'avance sur 20 heures, tu évites de négocier constamment avec toi-même. Tu ne te demandes pas "est-ce que ça vaut le coup de continuer ?", car tu as déjà pris la décision.
Ça agit également en filtre de départ : si tu n'es même pas prêt à investir 20 heures, c'est peut-être que cette compétence n'est pas si importante à l'instant t. Et c'est ok. Mieux vaut le savoir maintenant que de culpabiliser pendant des mois et que ça te prenne de l'espace mental pour rien.
Pour finir, c'est aussi une approche qui donne la permission d'être nul pendant cette période initiale. Pas de recherche de performance parfaite, mais une simple progression. Et cette progression, comme on l'a vu plus haut, peut arriver très vite via l'asymétrie entre temps de pratique et niveau de compétence.
La légitimité de l'exploration
Je trouve qu'il y a quelque chose de libérateur dans cette approche : elle te donne la permission d'explorer sans culpabilité, te permet de nourrir plusieurs centres d'intérêt sans sacrifier la profondeur, et transforme le dilemme "curiosité vs concentration" en stratégie viable.
Parce que si 20 heures suffisent pour atteindre un niveau satisfaisant, tu peux te permettre de développer 5, 10, 15 compétences différentes sur une année. Tu peux devenir compétent dans plein de domaines. Tu ne seras pas le meilleur dans aucun de ces domaines, mais tu peux facilement entrer dans le top 20% de chacun.
Les 20 premières heures sont un hack stratégique. C'est une asymétrie exploitable, et un levier pour ceux qui refusent de choisir entre leur curiosité et leur progression.
La courbe d'apprentissage n'est pas linéaire, elle est exponentielle au début, puis décroissante.
Dans tous les cas, si tu veux devenir le numéro 1 dans un domaine, comment tu pourrais en être sûr sans passer par cette phase ?
Le processus est simple :
- problème précis
- déconstruction par bloc
- recherche minimale
- environnement optimisé
- engagement sur 20 heures
C'est une simple question de méthode et de structure.
La vraie question se résume à ça : "est-ce que je suis prêt à investir 20 heures dans cette compétence pour devenir raisonnablement bon, et décider ensuite si je veux aller plus loin ?".
"Si je ne suis pas prêt à m’engager pour 20 heures, je ne peux pas prétendre prendre ça au sérieux."
Josh Kaufman
Bon week-end,
LA