Comment maitriser n'importe quelle compétence (à travers les 3 principes de Josh Waitzkin)
Josh Waitzkin est un nom que peu de gens connaissent, mais qui a pourtant réussi un exploit que peu ont fait : atteindre un niveau top mondial dans 2 disciplines. Maître international d'échecs à 16 ans, puis champion du monde de Tai-chi-chuan (Push Hands) à 28 ans.
Deux disciplines radicalement différentes. L'une purement intellectuelle, l'autre physique.
Il a été propulsé sur le devant de la scène par le film À la recherche de Bobby Fischer, centré autour de lui, mais les perles qu'il partage sont bien plus précieuses dans son livre The Art of Learning.
Waitzkin y décortique 3 principes fondamentaux qui lui ont permis d'atteindre l'excellence dans des univers si éloignés. Ce que j'ai trouvé le plus intéressant, c'est que le livre transpire l'expérience et la pratique. Ce n'est pas un livre théorique basé sur des recherches scientifiques, mais plutôt une immersion dans une vision chaotique, floue, mais bien plus réelle et profonde. C'est quelqu'un qui essaie de retranscrire son vécu et d'expliquer sa philosophie pour monter en compétence à travers certains principes clés.
Pour résumer grossièrement, son approche repose sur une boucle infinie :
Investir dans la perte → Condenser la maîtrise → Ralentir le temps.
Ces trois lois forment un système :
- "Investment in Loss" démontre la valeur de l'échec
- "Making Smaller Circles" apprend à raffiner l’essence d’une compétence
- "Slowing Down Time" ouvre à une perception plus profonde
C'est ce qu'on va creuser aujourd'hui !
Le piège confortable de la zone de sécurité
Évidemment, on aime tous progresser, mais on déteste échouer. Du coup, on reste dans notre zone de confort. On répète ce qu'on sait déjà faire. On choisit des défis juste assez difficiles pour nous donner l'impression d'avancer, mais jamais assez pour nous mettre vraiment en danger.
Dans le sport, c'est jouer contre des adversaires légèrement moins forts pour protéger ses stats. En apprentissage, c'est relire des concepts qu'on maîtrise déjà au lieu d'attaquer ce qui nous résiste vraiment.
C'est une stratégie qui maintient dans une illusion de progression. On avance, mais très lentement :
- on s'améliore, mais jamais assez pour franchir un vrai palier
- on saute d’un sujet à l’autre sans consolidation
- on répète ce qu’on sait déjà faire
- on reste dans une zone confortable où tout “fonctionne”
Et quand on finit par stagner, on pense qu’il faut en faire plus (quand il faudrait souvent en faire moins, mais mieux).
Pour sortir de cette zone, il faut déjà chercher la zone d'échec. Mais surtout, savoir comment l'exploiter.
On se souvient de Michael Jordan par sa domination, son excellence, et sa capacité à performer sous pression. Mais ce n'est pas ce qui ressort quand on l'écoute :
"I've missed more than 9,000 shots in my career. I've lost almost 300 games. 26 times, I've been trusted to take the game-winning shot and missed. I've failed over and over and over again in my life. And that is why I succeed."
Michael Jordan
Investment in Loss : Investir dans la défaite pour accélérer
Waitzkin appelle ce premier principe "Investment in Loss" : investir consciemment dans la perte.
L'idée est simple : chercher activement les situations où tu risques d'échouer. C'est là, et seulement là, que se trouve le feedback de la plus haute qualité. Accepter de jouer des parties où tu vas perdre, parce que c’est la seule manière d’obtenir un feedback réel et précis.
Quand tu joues contre quelqu'un de légèrement plus fort, t'es constamment mis à l'épreuve. Tes automatismes ne suffisent plus, tes raccourcis habituels ne marchent plus, et t'es forcé de t'adapter, d'ajuster, de chercher de nouvelles solutions.
Et surtout : tu vois instantanément ce qui ne fonctionne pas (souvent en te prenant un retour à la réalité qui fait mal). C'est l'opposé de notre tendance naturelle. On préfère protéger notre image, nos stats, et notre ego. Mais c'est justement ça qui nous prive des données qui nous feraient vraiment progresser.
C'est aussi une question d'attitude. À titre personnel, je me suis rendu compte d'être bien trop dépendant du niveau de l'adversaire dans tous les sports individuels que j'ai pratiqués. Sans chercher directement à protéger mes stats, je devenais passif, déconcentré, globalement bien moins bon contre quelqu'un de moins fort. Alors que c'était tout le contraire contre quelqu'un de plus fort. Ce qui fait que j'ai souvent autant de chances de perf (battre quelqu'un de meilleur) que de contre-performance.
Waitzkin raconte comment, pendant ses entraînements de Push Hands, il cherchait systématiquement à affronter des adversaires plus expérimentés. Même s'il perdait (souvent), il se débrouillait pour ajuster et apprendre à chaque fois qu'il se faisait martyriser et jeter à l'autre bout de la pièce. Chose souvent impossible à extraire des victoires faciles.
En pratique, ça signifie plusieurs choses :
- Dans l'apprentissage, attaquer directement les concepts qui te résistent le plus (pas ceux que tu comprends déjà bien, mais ceux qui créent de la frustration et de la friction mentale)
- Dans les projets, tester ses idées auprès d'un public exigeant (chercher le feedback de qualité qui te force à affiner ton travail plutôt qu'une validation facile)
- Dans toute compétence physique ou mentale, calibrer ton niveau de difficulté légèrement au-dessus de ta zone de confort (pour créer de l'eustress)
La croissance réelle arrivant au point de rupture, "investir dans la perte" devient alors la meilleure stratégie pour progresser rapidement. Là où tes compétences actuelles ne suffisent plus, tu es obligé d'ajuster en permanence. C'est une sorte d'humilité active, où tu sacrifies une victoire immédiate pour une compétence long terme.
Making Smaller Circles : L'essence par la compression
Le deuxième principe de Waitzkin est quelque chose que tout le monde a probablement déjà constaté dans une compétence : pour maîtriser une compétence complexe, il faut la réduire à son essence la plus simple.
Il appelle ça "Making Smaller Circles" (littéralement "faire des cercles de plus en plus petits", ce qui n'est pas spécialement parlant).
L'idée : prendre une technique, un mouvement, un concept, et le pratiquer jusqu'à en sentir l'essence. Puis progressivement condenser ce mouvement tout en maintenant sa puissance. Et le tout jusqu'à ce qu'il devienne presque invisible, mais extrêmement efficace.
Autrement dit, réduire le périmètre de ta compétence pour en augmenter la densité. Passer du visible (les gestes, les outils, les méthodes) à l'invisible (l'intuition, la précision, la justesse).
Waitzkin décrit ce processus comme "numbers to leave numbers" (ou "forms to leave forms"). En clair : maîtriser consciemment la structure technique d'une compétence, jusqu'à ce que cette structure se transforme en sensation inconsciente.
Tu commences par décomposer le geste, l'idée, le concept dans ses moindres détails :
- tu corriges l'angle de ton bras
- la position de ta main
- la précision de ton raisonnement
Au départ, tu es hyperconscient de chaque élément. Puis, à force de répétition délibérée, ce besoin d'effort conscient s'efface. Le mouvement devient fluide, l'idée devient intuitive. Ce n'est plus une question de technique, mais d'intuition et de justesse.
Dans les arts martiaux, ça se traduit par moins de mouvement mais plus de force. Autrement dit, moins d'efforts pour plus d'efficacité.
Aux échecs, Waitzkin raconte comment un grand maître peut enfreindre délibérément un principe fondamental (comme le contrôle du centre de l'échiquier) et dominer la partie depuis les côtés. Simplement parce qu'il a tellement intégré les fondations qu'il peut jouer avec la structure elle-même.
C'est sûrement le principe qui m'a le plus parlé, que j'avais jusqu'à maintenant résumé ainsi : maitriser la théorie pour pouvoir s'en libérer.
Le principe est universel :
- En musique, c'est pratiquer une gamme tellement lentement, tellement précisément, que chaque note devient parfaite. Puis accélérer progressivement sans perdre cette perfection, jusqu'à ce que la technique consciente disparaisse
- En écriture, c'est maîtriser les règles jusqu'à pouvoir les oublier. Connaître la grammaire et la structure narrative pour ensuite laisser l'intuition prendre le relais
- Dans l'apprentissage de n'importe quelle compétence complexe, c'est isoler un micro-élément (un jab en boxe, une transition entre 2 mouvements, un raisonnement logique,…) et passer 2 semaines à l'intégrer en profondeur si lentement, si délibérément, que tu commences à le comprendre à un niveau cellulaire
Waitzkin résume :
"Plonger dans le mystère détaillé du micro pour comprendre ce qui fait fonctionner le macro."
Making Smaller Circles, c'est de la compression : transformer la complexité en essence, puis ancrer cette essence si profondément qu'elle devient une seconde nature.
Slowing Down Time : Voir ce que les autres ratent
Le troisième concept découle directement du précédent : ralentir le temps.
Waitzkin parle ici de disponibilité mentale.
Quand tu débutes dans une discipline, ton esprit conscient est saturé. Tout va trop vite. Tu dois penser à tout : la posture, le mouvement, la technique, la respiration, la stratégie. C'est la surcharge cognitive pure (rappelle-toi de ta première heure de conduite).
Résultat, tu rates des détails cruciaux :
- tu ne vois pas le clignement des yeux d'un adversaire avant qu'il attaque
- tu n'entends pas l'intervalle subtil entre deux notes en musique
- tu ne détectes pas le micro-signal qui aurait changé ta décision
Mais à mesure que tu intègres les compétences de base (via Making Smaller Circles), la charge cognitive se libère. La mémoire procédurale prend le relais, et les fondations deviennent automatiques.
Et là, quelque chose se produit : tu commences à voir des "frames" que tu ratais avant.
Pour amener une autre analogie, tu peux voir ça comme le taux de rafraîchissement d'un écran. Un joueur qui joue à 120 fps (images par seconde) voit littéralement plus de détails qu'un joueur à 30 fps. Il peut réagir plus vite, anticiper plus précisément, et ajuster en temps réel.
C'est exactement ce qui se passe quand tu maîtrises profondément une compétence. Tu ne penses pas plus vite, mais tu traites l'information plus efficacement parce que ton esprit n'est plus occupé à gérer les bases.
En Push Hands, Waitzkin pouvait sentir la respiration de son adversaire, détecter le micro-déséquilibre avant même que le mouvement soit lancé, "simplement" parce que son esprit était disponible pour capturer ces signaux.
C'est ce que Waitzkin appelle la "Soft Zone" : un état de concentration intense mais détendu, où tu danses avec ce qui arrive (son équivalent du flow, en quelque sorte). À l'opposé de la "Hard Zone", où tu bourrines avec effort, et où tu es tendu, rigide, en lutte constante contre l'imprévu.
Sa notion de Soft Zone me fait penser au fameux adage "le bambou plie mais ne rompt pas".
Pour cultiver ça, il faut alterner intensité et repos de qualité. Waitzkin, comme tout bon athlète, insiste sur sa vision de la récupération comme un levier de performance. Plus tu récupères efficacement, plus tu peux performer sous stress. C'est encore un principe universel, qui rejoint directement le Basic Rest-Activity Cycle (détaillé dans PolyMastery).
Cette capacité à "ralentir le temps", c'est le résultat d'un système d'apprentissage cohérent : en intégrant profondément les fondations, on atteint une maîtrise qui libère le besoin d'attention consciente, et permet d'améliorer sa perception.
Un système d'apprentissage universel
Ces trois concepts ne sont pas isolés, mais forment une boucle d’apprentissage infinie :
- Investir dans la perte pour te donner accès au feedback de haute qualité qui accélère ta progression (au prix de défaites temporaires)
- Raffiner la maîtrise jusqu’à l’essence pour intégrer ce feedback en profondeur (jusqu'à la maîtrise inconsciente d'une compétence)
- Densifier la perception en ayant la capacité de voir le temps au ralenti (grâce à plus d'espace cognitif disponible)
C'est une boucle vertueuse :
→ Tu cherches activement les situations où tu échoues (Investment in Loss).
→ Ces échecs te montrent exactement ce que tu dois travailler (feedback).
→ Tu isoles ces éléments et tu les maîtrises en profondeur (Making Smaller Circles).
→ Cette maîtrise libère ton attention pour capter des détails de plus en plus fins (Slowing Down Time).
→ Ce qui te permet d'aller chercher des défis encore plus complexes (progression).
Et la boucle continue.
C'est comme ça que Waitzkin est passé de champion d'échecs à champion de Tai-chi-chuan. Il n'a pas recommencé de zéro, mais il a su développer un gros potentiel de transfert grâce à sa capacité à identifier et comprendre les principes fondamentaux d'un domaine.
Ce qui signifie aussi que ce ne sont pas les compétences spécifiques qui comptent le plus, mais la capacité à apprendre n'importe quelle compétence. C'est là que se trouve le réel catalyseur.
"Les tactiques deviennent faciles une fois que les principes sont dans le sang."
Josh Waitzkin
Passe un bon week-end,
LA