L'art de terminer tous ses projets (quand tu veux tout explorer)

En 1965, la peintre américaine Alice Neel croise James Hunter, un jeune soldat tout juste appelé pour partir au Vietnam. Elle lui propose de poser. La séance est improvisée, rapide : elle trace le corps en contours, esquisse la tête et les mains avec une précision délicate. Le reste reste blanc.

Hunter ne reviendra jamais de la guerre. Le portrait, lui, restera inachevé.

Au lieu de jeter son œuvre incomplète, Neel la considère achevée telle quelle, la signe, et près de dix ans plus tard, l’expose au public. Ce qui donne un portrait devenu une belle métaphore de vies incomplètes, de réalités brisées (et aussi de l'intensité que peut porter une œuvre laissée inachevée).

Si on y pense, la plupart de nos projets ressemblent à ce tableau. Commencés dans l’élan, figés dans une semi-forme :

  • article entamé
  • side-project abandonné
  • apprentissage jamais consolidé
  • prototype laissé de côté

Tout cela repose dans un vaste cimetière d'"à moitié fait" ou de “presque terminés”.

Une question arrive logiquement : qui décide qu'un projet est terminé ? Toi ? Des critères imaginaires de perfection ?

Le cimetière de tes projets non terminés

On démarre tous un nouveau projet avec l'énergie d'un explorateur qui vient de découvrir une nouveau continent. L'idée captive, et on visualise déjà le résultat. Et quelques mois plus tard, on se retrouve souvent face à un long cimetière de projets inachevés.

J'ai pas trouvé plus terre à terre :

"Commencer est facile. Finir est difficile."
Jason Calacanis

Source originale : https://randsinrepose.com/archives/the-half-life-of-joy/

Le schéma illustre bien le processus typique :

  • Pure Joy → le pic d’énergie au démarrage, dopé par la nouveauté
  • Depth & Shaping → l’étape où tu structures et donnes forme à ton idée
  • The Slog → la vallée de l’ennui et de la difficulté, quand la dopamine s’éteint
  • Finishing → la ligne finale, cruciale mais souvent abandonnée ou bien plus longue que prévue

Le problème réside dans la courbe invisible gouvernant tous les projets :

Au début, l'excitation dopaminergique est à son maximum. Chaque nouvelle idée déclenche ce shot de motivation pure qui te fait croire que cette fois sera différente. Mais cette même dopamine s'épuise progressivement, développant une tolérance qui transforme ton projet fascinant en corvée ennuyeuse.

Plus tu avances, plus s'accumulent : paralysie d'analyse, peur d'échouer (ou de réussir), perfectionnisme latent, baisse de motivation naturelle. Et pour les esprits curieux, le principal obstacle devient la dispersion : tu passes à une nouvelle idée, et l’ancienne devient un onglet mental (qui n'est jamais consciemment fermé).

Autrement dit, tu arroses un peu tout, mais rien ne pousse avec suffisamment d'élan.

Chaque projet abandonné laisse une trace cognitive, associée à une fatigue qui alourdit les futurs élans créatifs. Tu essaies d'avancer en agrémentant une collection impressionnante de :

  • concepts à moitié explorés
  • d'idées brillantes jamais mises en place
  • de compétences partiellement acquises

Un potentiel dispersé qui crée souvent plus de frustration que de satisfaction.

Redéfinir sa définition de "terminé"

La première révolution consiste à repenser ta définition du mot "terminé". Pour les multipassionnés, "terminé" ne signifie pas forcément "parfait" ou "industrialisable".

Ca peut simplement vouloir dire : "j'ai exploré ce sujet jusqu'au bout de ma curiosité actuelle".

Ou : "j'ai atteint un niveau suffisant pour passer à autre chose sans frustration".

Ou encore : "j'ai réalisé la version minimale du projet que je voulais".

Souvent, ça suffit à se libérer totalement des contraintes et croyances qu'on s'est auto-imposées. Tu n'es plus obligé de devenir expert dans tout ce que tu touches. Parfois, comprendre les mécanismes fondamentaux et expérimenter quelques applications concrètes suffit à satisfaire ton besoin d'exploration sur le sujet en question.

Autrement dit : mieux vaut signer un projet incomplet (comme Alice Neel et son portrait) que de se traîner une carcasse mentale infinie.

Le point important étant que cette flexibilité ne doit pas devenir un prétexte pour abandonner systématiquement. Ca ne veut pas dire que ça devient ok d'abandonner un projet important ou qui nous tient à cœur. La nuance se trouve dans la distinction entre abandon par frustration et clôture consciente par satisfaction intellectuelle.

Les leviers pour maîtriser l'art de finir

1. Catégoriser pour clarifier

Avant même de commencer un nouveau projet, classe-le dans l'une de ces catégories (notamment utilisé par Scott Young) :

a. Expérience (= abandon acceptable)

Tu explores une nouvelle compétence, un domaine inconnu, ou tu testes une hypothèse. L'objectif est d'apprendre et de comprendre, pas forcément de livrer quelque chose de parfait.

Ici, c'est ton labo : Abandonner une expérience après avoir satisfait ta curiosité est une réussite et/ou une preuve de progression.

Une expérience peut durer une semaine, un mois, ou juste une soirée. L’important est de poser une intention claire. Abandonner ensuite, c’est fermer consciemment la boucle (et si possible capitaliser sur ce que tu as appris).

b. Engagement (= doit être terminé)

À l’inverse, tu t'engages ici à mener ce projet à son terme (quelles que soient les difficultés rencontrées). C’est précisément cette catégorie qui construit ton “muscle de finisseur” : terminer prouve que tu peux aller au bout (même quand c'est compliqué ou quand la motivation n'est plus là), ce qui facilite de plus en plus la réalisation des futurs projets.

Si tu mets tout dans cette case par contre, tu recrées une prison de contraintes. L’enjeu est de réserver cette étiquette uniquement aux projets qui comptent vraiment (impact stratégique, vision long terme, fort effet de levier).

En gros, on veut de la clarté : créer une distinction mentale qui élimine la culpabilité liée aux projets "abandonnés", et te permet de concentrer ton énergie de finition sur ce qui compte vraiment.

2. S'organiser par saisons et sprints obsessionnels

Ton système d'organisation doit suivre ton énergie naturelle, l'inverse n'étant malheureusement pas aussi malléable.

Au lieu de te forcer à travailler sur un projet pendant 8 mois (recette parfaite pour l'épuisement), tu peux t'organiser en sprints de quelques semaines correspondant à ton temps d'attention naturel sur un projet. Quand la motivation et l'envie sont au plus haut, développe une obsession temporaire et mets en place toutes les briques pour atteindre un objectif fixé.

Pose toi la question : en général, combien de temps dure mon temps d'attention sur un projet ? Et définis ensuite des Saisons cohérentes avec cette durée.

Chaque saison devient un sprint obsessionnel temporaire, respectant les cycles naturels et bien plus adaptée aux cerveaux curieux / multiprojets (si tu veux mettre en place une organisation similaire, c'est ici). Tu peux explorer intensément pendant une période déterminée, puis passer à autre chose sans culpabilité. L'important est de définir à l'avance ce que tu veux accomplir pendant cette "saison", avec une deadline claire et une ambition réaliste.

Entre les saisons, tu peux reprioriser, évaluer tes projets en cours, et choisir consciemment sur quoi te concentrer ensuite. Tu avances avec une flexibilité organisée te permettant de rester aligné avec tes intérêts du moment tout en conservant une progression tangible.

3. Commencer petit avec des tiny experiments

Anne-Laure Le Cunff a formalisé ce concept : au lieu d'accumuler des projets imaginaires qui doivent révolutionner le monde, crée une mini-version à tester immédiatement.

Un tiny experiment, tu peux voir ça comme la version MVP de ton projet, réduite à l'essentiel mais complète dans sa logique. Si tu veux créer un podcast, commence par enregistrer 3 épisodes de 10 minutes. Si tu veux écrire un livre, rédige un article long de 3000 mots sur ton concept principal.

Plusieurs avantages :

  • elle élimine la plupart des choses que tu pensais vouloir absolument faire
  • elle crée une accumulation de preuves démontrant ta capacité à finir des projets (même petits)
  • et elle alimente continuellement un portfolio de projets personnels achevés

Chaque tiny experiment réussi renforce ta confiance dans ta capacité à mener les projets futurs à terme. La confiance vient en accumulant des preuves que tu sais terminer, chaque fin rapide alimente ton identité de “finisseur”, et rend plus crédible la clôture des projets ambitieux.

Le système du cimetière actif

Imagine un cimetière personnel pour les clôturer consciemment. Chaque projet abandonné y est inscrit avec une raison claire :

  • non prioritaire
  • curiosité satisfaite
  • irréalisable dans ton contexte actuel

Deux avantages en faisant ça :

  • Libérer ton espace mental (les boucles se ferment)
  • Conserver la trace de ton exploration (ce que tu as appris reste accessible)

En parallèle, tes projets actifs peuvent suivre le cycle Saison de Création → MVP (ou projet complet) livré → Clôture & Repriorisation.

(Pour ce qui est de la priorisation, la sélection, et la concrétisation de projet, c'est tout l'enjeu de la Pyramide d'Alignement™ développée dans la Boussole Mentale)

C’est une manière systémique d’hybrider curiosité et discipline.

L'art de finir

Finir ses projets n'est pas une question de discipline brutale totalement décorrélée de la réalité, mais plutôt da clarté et d'alignement entre l'envie d'exploration et la mise en place d'une structure adaptée.

Redéfinir "terminé" selon tes propres critères libère d'une charge mentale et d'une culpabilité 100% inutile. S'organiser par saisons respecte tes cycles d'énergie naturels, et commencer par des tiny experiments est un bon moyen de construire progressivement une confiance de "finisseur".

Structurer des élans créatifs donne un cadre pour transformer ton cimetière de projets abandonnés en écosystème de créations accomplies, avec la satisfaction de projets terminés, et sans la frustration de dispersion.

"Quand tu poursuis un intérêt, vois-le comme une exploration plutôt que comme un contrat contraignant."
Emilie Wapnick

J'espère que ça t'aura donné quelques idées à implémenter.

Excellent week-end !

LA

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