La curiosité comme hydre antifragile (comment le savoir se multiplie à l’infini)

"La curiosité est antifragile, comme une addiction, et elle est amplifiée par les tentatives de la satisfaire - les livres ont une mission secrète et la capacité de se multiplier."
Nassim Taleb

Tu viens de finir un livre fascinant sur les neurosciences. En refermant la dernière page, tu t'attends à être satisfait d'avoir terminé ce que tu es venu chercher. Souvent, au lieu de ça, tu te retrouves avec 3 nouveaux livres dans ta liste :

  • un sur la science du sommeil que l'auteur mentionnait
  • un autre sur l'intelligence artificielle qu'il citait en référence
  • peut-être un troisième sur l'anthropologie cognitive qui semblait compléter sa réflexion

En tout cas, c'est ce qu'il m'arrive à chaque lecture. On pourrait même pousser pour dire "à chaque consommation de contenu", car il y a un effet similaire sur les podcasts, articles,…

Pendant longtemps, je me suis créé (tout seul) une course à l'information. J'ai transformé une exploration de pure curiosité en un travail à faire avec une pression inutile, des contraintes, et surtout l'illusion d'un jour avoir terminé. Maintenant, c'est devenu ok (je me soigne), notamment en prenant conscience de l'idée développée ici. Par nature, c'est exactement ce qui arrive quand on nourrit sa curiosité :

  • Chaque étude révèle l'existence de cinq autres qu'on ne soupçonnait même pas
  • Chaque réponse génère souvent deux nouvelles questions
  • Chaque livre lu ouvre la porte à trois autres domaines

Accepter que le but n'est pas de lire tout ce qu'on a accumulé peut être une hérésie au début, mais devient vite une libération.

Une soif cognitive mal comprise

La plupart des gens voient cette multiplication des centres d'intérêt comme un problème. Ils appellent ça du syndrome de l'objet brillant ou de la dispersion chronique. Ils s'épuisent à essayer de "finir" leur pile de livres, comme si la curiosité était une corvée à liquider plutôt que quelque chose à cultiver. Chaque nouveau contenu est une pression supplémentaire dans leur to-do implicite.

Cette approche crée exactement l'effet inverse de celui recherché. Plus on force la curiosité dans un cadre rigide, plus elle se rigidifie. Essayer de "terminer" ses apprentissages, c'est transformer l'exploration en obligation.

Et au final, c'est tuer la seule chose qui permet de s'adapter et d'apprécier le processus.

Le problème n'est jamais le fait d'avoir trop de centres d'intérêt, mais très souvent une mauvaise gestion de sa curiosité (vue comme une liste de tâches au lieu de la cultiver comme un écosystème adaptatif). Si c'est toi, tu trouveras sûrement des solutions dans la Boussole Mentale.

L'antifragilité de la curiosité tentaculaire

Nassim Taleb a identifié une caractéristique fascinante de la curiosité : elle est intrinsèquement antifragile. Contrairement aux systèmes fragiles qui s'affaiblissent sous le stress, et aux systèmes résilients qui y résistent, les systèmes antifragiles se renforcent grâce au désordre et à la volatilité (j'en parle en détail ici).

Ta curiosité fonctionne exactement comme l'hydre de la mythologie grecque : plus tu tentes de la "satisfaire" en lui coupant une tête, plus elle repousse de nouvelles têtes. A chaque livre lu, vidéo regardée, concept maîtrisé, tu apprends peut-être quelque chose. Mais tu augmentes surtout ton champ d'ignorance de manière exponentielle.

C'est le principe de l'hydre antifragile : La curiosité (bien canalisée) ne s'épuise pas quand on la nourrit, mais se renforce et grandit. Chaque réponse génère de nouvelles questions plus sophistiquées.

"Les livres non lus sont bien plus précieux que les livres lus. La bibliothèque devrait contenir autant de ce que vous ne savez pas que vos moyens financiers vous le permettent."
Nassim Taleb

La mécanique cachée de la multiplication intellectuelle

Pour comprendre pourquoi la curiosité se multiplie, il faut saisir trois dynamiques fondamentales :

Le fonctionnement des connexions exponentielles

Chaque nouveau domaine exploré ne s'ajoute pas de manière linéaire. Il se combine et se connecte à tous les domaines précédents.

  • 3 compétences isolées = 3 unités de valeur
  • 3 compétences connectées = 3 × 3 × 3 = 27 unités de potentiel créatif

Plus tu apprends, plus les connections possibles explosent. C'est notamment pour ça que les polymathes deviennent souvent des innovateurs : ils voient des ponts invisibles aux autres.

Si tu maîtrises la psychologie et que tu découvres l'économie comportementale, tu ne gagnes pas juste une nouvelle compétence. Tu débloques toutes les intersections possibles entre ces deux univers, plus les ponts vers d'autres domaines que tu n'avais pas encore imaginés.

L'effet Dunning-Kruger inversé

Plus on apprend, plus on réalise l'étendue de son ignorance. Mais au lieu de paralyser, elle peut stimuler. Au lieu de se dire qu'on est simplement bête et que ça n'a aucun intérêt, on peut voir chaque domaine comme un nouveau territoire à explorer (sans pression).

Plus on monte haut sur une montagne, plus on découvre d'autres sommets à l'horizon. C'est pareil ici : l'humilité intellectuelle devient un carburant pour la curiosité.

Émergence cognitive et capacité de transfert

Tes différents centres d'intérêt ne restent pas isolés, ils s'hybrident (ou en tout cas, ils ont le potentiel pour le faire). L'art martial que tu fais 3h par semaine peut nourrir ta compréhension de la stratégie business, les concepts philosophiques qui t'intéressent peuvent affiner ta capacité d'analyse et de métacognition.

Typiquement, toute mon approche de l'organisation personnelle ne vient pas de livres présentant des "méthodes d'organisation", mais de la biologie et des systèmes organiques.

Ton cerveau développe une meta-compétence : repérer les patterns transférables. Plus tu explores de domaines, plus ton "radar à analogies" s'affûte.

Transformer sa curiosité et cultiver son hydre antifragile

1. Adopter le principe du Tsundoku stratégique

Le Tsundoku, c'est une pratique japonaise qui consiste à accumuler des livres sans les lire, ce qui est vu d'un œil positif.

Au lieu de culpabiliser face à ta pile de livres non lus, tu peux la considérer comme une "anti-bibliothèque" : un radar qui capture les signaux de tes futurs centres d'intérêt. Un outil de recherche de tout ce que tu ne sais pas encore. Plus elle grandit, plus tu progresses.

L'objectif n'est pas de tout lire, mais de créer un environnement riche en possibilités d'exploration. Chaque livre non lu représente une porte potentielle vers un nouveau territoire de connaissance. C'est ça qui maintient ta curiosité active et te permet de toujours avoir une direction d'exploration alignée avec ton état mental du moment.

Dans cette vision, la bibliothèque n'est pas là pour exposer fièrement tout ce qu'on a lu et appris, mais représente une ode à tout ce que l'on souhaite explorer. C'est une représentation des limites actuelles de notre connaissance.

Concrètement : regarde tes 50 livres en attente, 150 podcasts à écouter, et 300 articles à lire comme un potentiel latent. Une zone d'exploration, une "réserve cognitive" qui devient ton système d'exploration antifragile.

2. Avancer de manière alignée et non linéaire

Abandonne l'illusion qu'il faut "finir" un livre pour passer au suivant. C'est ok de ne lire que 20% d'un livre. C'est ok de lire plusieurs livres simultanément. Ils peuvent s'enrichir mutuellement, mais surtout tu ne deviens jamais apathique par rapport aux sujets que tu creuses.

Même mieux, c'est une très bonne chose d'arrêter de lire un livre qu'on trouve moyen ou inintéressant, mais qu'on s'est obligé de lire car on s'est mis dans la tête qu'on devait le faire, un autre nous l'a dit de le faire, on suit "bêtement" une recommandation,… Je pense qu'on a tous l'exemple des lectures obligatoires à l'école. Pour la plupart, il n'y avait aucune envie associée, aucun intérêt, ça n'avait rien d'un moment plaisant et tout d'une contrainte. Evidemment, ce qui en ressort est un mauvais souvenir, un désintérêt de la lecture, et très peu de mémorisation.

Le but final, c'est de ne pas être saoulé de la lecture et de l'apprentissage. Dans tous les cas, on ne retiendra et n'exploitera pas bien ce qui ne nous intéresse pas. L'hydre de la curiosité est antifragile, mais peut être tuée en la goinfrant de choses non reliées à un intérêt intrinsèque ou qui ne nous excite pas réellement.

C'est sans doute le risque principal : transformer la curiosité en contrainte et la tuer à coups de to-do.

3. Transformer tes apprentissages en graines de récupération

Je parlais des mécanismes associés aux cycles adaptatifs des systèmes complexes dans la newsletter de la semaine dernière. Ta curiosité a les mêmes : les mécanismes de mémorisation et de récupération.

Chaque exploration peut laisser des traces exploitables :

  • des synthèses
  • des connexions
  • des questions ouvertes pour plus tard

On veut suivre les fils de tension intellectuelle, et pouvoir démarrer une future synthèse en gestation. Pour ça, il faut créer un système de capture qui transforme les découvertes en ressources réutilisables. L'idée n'est pas de tout retenir, mais de créer des points de reconnexion pour le futur. Des "graines cognitives" qui te permettent de rebondir et revenir rapidement sur un sujet, même après des mois d'interruption.

Par exemple, pour chaque livre lu, tu peux capturer trois éléments :

  • une connexion avec un autre domaine (transfert)
  • une idée clé qui change ta perspective (mémorisation)
  • une question ouverte que tu veux explorer plus tard (récupération)

Tu peux voir ta curiosité comme une hydre cognitive. Chaque "tête" est un domaine d’intérêt.

C’est un cycle :

  • Saisie intuitive (tu suis un intérêt)
  • Exploration ouverte (tu tires le fil)
  • Expansion de la curiosité (tu as encore plus de questions)

C'est ce cycle qui peut transformer ta dispersion apparente en exploration systématique. Tu ne subis plus ta curiosité, mais tu fais en sorte de l'orchestrer (du mieux que tu peux).

La dispersion vient simplement d'une curiosité sans direction claire. Et à l'inverse, la direction sans curiosité devient souvent une obsession stérile. La présence et l'équilibre des deux peut mener à une expertise antifragile. À chaque boucle, la structure s’épaissit. Et plus elle s’épaissit, plus elle attire d’idées qui se répondent pour aller chercher de la profondeur.

L'effet de levier de la curiosité hybride

La pure spécialisation devient une stratégie de plus en plus risquée. Les domaines "importants" maintenant ne seront pas les mêmes plus tard, les expertises d'hier peuvent vite devenir obsolètes. Du coup, de mon point de vue, la capacité à apprendre rapidement, connecter des domaines différents, et naviguer dans la complexité deviennent les méta-compétences les plus précieuses.

L'aspect antifragile de la curiosité te donne exactement cet avantage : plus tu nourris ton hydre, plus tu développes une agilité cognitive.

Et surtout, tu remplaces l’idée de devoir apprendre par celle de pouvoir explorer.

"Les livres non lus comptent bien plus que les livres lus. Ta bibliothèque ne devrait pas être une affirmation de ce que tu sais, mais un outil de recherche pour ce que tu ne sais pas."
Umberto Eco

Bon week-end,

LA

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