Pourquoi la quête d’équilibre te piège (et comment exploiter les cycles adaptatifs)

Il y a quelques semaines, j'évoquais dans cette newsletter le fait qu'une tempête n'est pas un drame pour une forêt. Et, même en subissant des dégâts, elle peut bénéficier de ce déséquilibre temporaire.

Même logique avec les feux. Les forêts les plus robustes ne sont pas celles qui évitent les incendies, mais celles qui les intègrent dans leur cycle de vie.

C'est exactement ce qu'a découvert l'écologue Buzz Holling en étudiant les écosystèmes canadiens. Pendant des décennies, les forestiers tentaient de prévenir tout feu de forêt, convaincus de protéger la nature. Le résultat étant des forêts de plus en plus fragiles qui, face au moindre incendie accidentel, s'embrasaient entièrement et ne s'en remettaient jamais vraiment.

Dit simplement, l'obsession de l'équilibre parfait créait en réalité un déséquilibre mortel.

Et si tu regardes bien, c'est exactement ce qui se passe aussi dans ta propre organisation personnelle.

Quand l'efficacité et l'équilibre te fragilise et devient ton pire ennemi

Dans les systèmes complexes (écosystèmes naturels, organisations vivantes, ou… l'organisme humain), l’équilibre n’est pas un état à atteindre. On pourrait dire que c'est un point de passage, une sorte de plateau instable.

Si l'on se repenche sur l’organisation, on croit peut être trouver la bonne méthode (enfin). L'agenda est rempli, les projets avancent, on sent qu'on "tient un bon rythme". L'agenda est millimétré, les tâches parfaitement catégorisées, les habitudes automatisées. LE système parfait. Tout roule comme sur des roulettes.

Mais ce que tu vis, c’est la phase de conservation du cycle adaptatif : un moment de stabilité qui masque une fragilisation lente.

Plus ton système devient optimisé, moins il est résilient. Il résiste mal aux imprévus. Il devient rigide. Il accumule des tensions invisibles jusqu’au jour où la pression crée un point de bascule et tout s’effondre. Burnout, abandon de projet, saturation mentale. Comme si ton organisation, à force d'optimisation, était devenue trop rigide pour s'adapter au changement. C'est une caractéristique fondamentale de tous les systèmes complexes, y compris ton organisation personnelle.

"La résilience mesure la persistance des systèmes et leur capacité à absorber les changements et les perturbations tout en conservant les mêmes relations entre les populations ou les variables d'état."
Holling

Et la bonne nouvelle, c'est qu'en comprenant cette mécanique, tu peux transformer ton approche pour créer un système réellement antifragile.

Le cycle adaptatif : la danse cachée de tous les systèmes vivants

Le cycle adaptatif de Holling décrit comment tous les systèmes complexes (des écosystèmes aux entreprises, en passant par ton organisation personnelle) évoluent naturellement selon 4 phases distinctes.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire intuitivement, les systèmes durables ne maintiennent pas un équilibre constant. Ils dansent perpétuellement entre croissance, stabilisation, libération et renouveau. Et cette danse représente leur mécanisme d'évolution, vitale pour leur survie.

On a tendance à être conditionné à voir la stabilité comme un objectif, et le changement comme une menace (stabilité = sécurité = survie). Mais dans la réalité des systèmes complexes, c'est exactement l'inverse : la recherche obsessionnelle de stabilité crée de la fragilité, tandis que l'acceptation du changement génère de la résilience.

Holling l'explique comme ça : "Les systèmes durables ne recherchent pas l'équilibre. Ils testent constamment leurs limites pour découvrir où elles se trouvent."

C'est pour ça que tu ne veux pas d’un système figé. Tu veux un système vivant, adaptatif, qui respecte ton fonctionnement et ton rythme.

Et sans tomber dans ces pièges :

  • Chercher un équilibre permanent (au lieu d’une dynamique cyclique)
  • Résister au chaos (au lieu d’y voir une opportunité de transformation)
  • Optimiser le système jusqu’à le rendre (trop) fragile

Il faut accepter la fameuse danse : construire, ajuster, laisser mourir, reconstruire.

Tu ne peux pas maximiser l’efficience et l’innovation en même temps. Tu dois alterner entre rigueur et liberté, focus et pause, structure et intuition (d'où l'intérêt d'une organisation par Saisons).

"Les systèmes vivants ne sont jamais en équilibre. Ils sont intrinsèquement instables. Ils peuvent sembler stables, mais ils ne le sont pas. Tout bouge et change. En un sens, tout est au bord de l'effondrement."
Ian Malcolm, Jurassic Park (c'est une source comme une autre, hein !)

Les 4 phases du cycle adaptatif de Holling pour ton organisation

Phase 1 : Croissance rapide

Par exemple, un moment où tu découvres un nouveau système d'organisation. Tout est possible, tu implémentes rapidement de nouvelles habitudes, tu testes des outils. L'énergie est haute, création de connexions, confiance entre les sous parties, tout est en plein boom, les résultats arrivent vite,… → En gros, c'est grisant.

En écologie, ça peut correspondre aux premières espèces d'un écosystème. En économie, ça peut être les premiers entrants d'un marché, profitant d'une grosse croissance sans forcément de concurrents.

Le piège à éviter ici d'après Holling et son équipe : le "piège de pauvreté" : ne pas avoir assez d'élan initial et les premiers feedbacks pour que le système s'enracine vraiment. Beaucoup de tentatives d'organisation meurent ici, faute de persistance suffisante pour passer à la phase suivante.

Phase 2 : Conservation et efficience

Ton système se stabilise, la croissance se ralentit. Tu optimises, tu automatises, tu cherches l'efficacité maximale. Les connexions entre tes différentes habitudes se renforcent. C'est la phase où tu te dis "j'ai enfin trouvé LE système".

Le paradoxe : cette recherche d'efficience et cet état de pseudo équilibre crée progressivement de la rigidité. Ton système devient performant mais fragile : un monstre ultra-optimisé, mais risquant de casser au moindre grain de sable.

Phase 3 : Libération (le chaos nécessaire)

Phase souvent déclenchée par un choc perturbateur important : surcharge de travail, changement de vie, période difficile. Ton système s'effondre rapidement. C'est la phase la plus inconfortable, celle qu'on essaie désespérément d'éviter (mais qui est cruciale).

Ca peut être la saturation d'un marché, un large feu de forêt, une catastrophe naturelle,… C'est une période centrée sur le chaos et l'incertitude, où toutes les constructions précédentes s'effondrent (souvent rapidement).

Le danger à ce niveau : le "piège de dissolution". Si tu gères mal cette phase de chaos, que tu ne trouves pas de solution pour surmonter ce chaos, ou que tu essaies de forcer un retour à l'ancien système, tu risques de t'épuiser complètement et d'abandonner toute forme d'organisation.

C'est à ce niveau que certains écosystèmes organiques ne récupèrent jamais, et finissent par mourir complètement.

Phase 4 : Renouvellement et expérimentation

C'est le moment de la reconstruction créative. Peu de structure, beaucoup de possibilités, et donc la meilleure opportunité d'innovation. Tu testes, tu improvises, tu réinventes ton fonctionnement avec l'expérience acquise des phases précédentes. Gros potentiel pour les nouveaux entrants, réorganisation, et création d'un nouveau fonctionnement.

L'écueil ici : le "piège du vagabond". Le fait d'errer sans fin entre différentes approches sans jamais ancrer un nouveau système fonctionnel, ne jamais trouver une nouvelle direction à creuser qui mènerait à une nouvelle phase de développement

On peut scinder ces phases en 2 parties. Comme si 2 objectifs distincts étaient appliqués, mais successivement :

  • le premier maximise la production et l’accumulation 
  • le second maximise l’invention et la réorganisation

Ces 2 objectifs ne peuvent pas être maximisés simultanément, mais seulement l’un après l’autre.

Egalement, les cycles ne sont pas forcément linéaires. Souvent, ils se chevauchent, s'imbriquent à différentes échelles. Tu peux être en phase de croissance sur tes habitudes matinales et être en phase de libération sur ton organisation professionnelle. C'est la base du concept de "Panarchy" développé par Holling.

Quelques stratégies pour naviguer dans le cycle

1. Développer une vision panarchique de ton organisation

Au lieu de voir ton système d'organisation comme un bloc monolithique, conçois-le comme un écosystème de cycles imbriqués.

  • tes habitudes quotidiennes suivent des micro-cycles (ex : ajustements hebdomadaires)
  • tes projets suivent des cycles moyens (ex : réorganisations saisonnières)
  • ton système global évolue sur des macro-cycles (ex : transformation annuelle)

Concrètement : identifie ces différents niveaux dans ton organisation.

Tu peux créer des "zones de test" à petite échelle, où tu peux expérimenter sans mettre en danger ton système global. Par exemple, teste de nouvelles méthodes de prise de notes pendant un mois, sans toucher à ta routine matinale déjà stable.

Ca permet d'innover continuellement sans créer de chaos généralisé.

2. Programmer de la destruction créatrice via des mini-relâchements volontaires

Plutôt que de subir les phases de chaos, programme-les délibérément. Intègre des moments de "destruction créative" dans ton système.

Toutes les 6-8 semaines, par exemple, fais un audit complet :

  • Qu'est-ce qui s'est rigidifié ?
  • Qu'est-ce qui fonctionne encore ?
  • Qu'est-ce qui mérite d'être remis en question ?

Concrètement : bloque une demi-journée pour déconstruire intentionnellement une partie de ton système. De mon côté, je fais ça dans un "Think Day". C'est la meilleure opportunité pour ajouter une couche de métacognition et supprimer une habitude devenue automatique, changer d'outil, avoir des prises de conscience,… L'objectif n'est pas de tout casser, mais de tester la flexibilité de ton organisation.

Autrement dit, favoriser les petits chaos stratégiques et t'habituer à naviguer dans l'incertitude pour éviter les effondrements soudains et complets. Tu développes ce que Holling appelle la "résilience adaptative" : la capacité à changer (avant d'être forcé de le faire).

3. Construire des systèmes de mémoire et de récupération

Dans les écosystèmes naturels, certaines espèces survivent aux incendies grâce à leurs graines enfouies ou leurs racines profondes. Ton organisation a besoin de mécanismes similaires.

Crée des "graines de récupération" : ça peut être des versions minimalistes de tes systèmes réduites à l'essentiel, ou encore un système de backup de confiance. Quand tout s'effondre, tu peux redémarrer rapidement à partir de ces bases simplifiées plutôt que de reconstruire de zéro.

Par exemple :

  • une routine matinale de 5 minutes (vs ta version optimale de 45 minutes)
  • un système de capture ultra-simple (vs ton système de productivité complet)
  • une priorité quotidienne max (vs ton système de planification élaboré)

Dans une vue des systèmes naturels, c'est la notion d'impact des gros cycles sur les plus petits. Ces cycles plus imposants, plus larges, plus stables impactent les plus petits, et peuvent faciliter ou guider la phase de renouvellement suite au chaos de ces plus petits cycles.

A noter que le contraire est également un phénomène existant et étudié, lorsque les petits cycles impactent la stabilité des cycles supérieurs. Ce sont ici des changements rapides et petits, pouvant mener à un effondrement lent et généralisé (d'où l'intérêt de mini-tests réguliers et de phases de chaos volontaires).

Pour résumer

L'équilibre parfait n'existe pas dans les systèmes vivants, et ton organisation personnelle peut (et devrait) être considérée comme telle. La recherche obsessionnelle de stabilité crée de la fragilité, c'est l'acceptation du changement cyclique qui engendre la réelle résilience.

Prendre ça comme une danse dans laquelle il faut apprendre à naviguer, plutôt que d'avoir l'illusion d'arriver à un équilibre permanent. Ou pire, de forcer pour essayer de faire en sorte qu'il le soit. Pour éviter ça, les tests à petite échelle et créer de la destruction créative (avant qu'elle ne s'impose à toi) peuvent éviter des catastrophes.

"Grâce aux surprises, les systèmes sont à la fois renouvelés et testés. Au sein des écosystèmes, les biosurprises jouent un rôle extrêmement important en introduisant une nouveauté inattendue, source potentielle de renouveau."
Buzz Holling

Merci d'avoir lu jusqu'au bout, et excellent week-end !

LA

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