La recherche confortable du flow ralentit ta progression (la malédiction des flow junkies)
Depuis maintenant un moment, j’ai mis en place une routine d’apprentissage qui me ressemble.
- curation intentionnelle
- contenus ciblés
- lectures / écoutes dans Reader
- prise de notes rapide
- retraitement et reformulation différé dans mon système
J’ai structuré tout ça pour nourrir ma curiosité autant que ma progression, mais récemment, je suis retombé dans un vieux piège.
Je me suis mis à consommer de plus en plus sur un sujet précis… sans retraiter derrière. À enchaîner les podcasts, les lectures, les insights. Des heures (voire des dizaines d'heures), sans les digérer réellement.
Je fuyais l’effort cognitif que demande le retraitement. Parce que ça demande de ralentir, d’analyser, de confronter les idées. Bref, de penser activement.
Et c’est là que le curseur s’est décalé subtilement. Vers le plaisir de la fluidité, de la passivité, de la facilité, au détriment de la réelle compréhension.
Parce que ce qui fait progresser, ce n’est pas ce qu’on capte, mais ce qu’on arrive à transformer.
Je l’ai vu clairement, et ça m’a permis de réajuster (j'avais quand même l'historique de toutes mes notes dans Reader). J'ai remis un peu plus de friction dans le système, et créer des blocs dédiés au retraitement. En gros, remettre la pratique délibérée au cœur de tout ce temps passé sur mon centre d'intérêt.
On l’oublie vite : la fluidité, le flow, c’est grisant. C'est la même chose que de préparer une liste de 45 tâches à cocher pour sa journée : souvent, aucune ne fait avancer, mais c'est facile, fluide, et on a le plaisir de cocher.
Mais ce n’est pas toujours ce dont on a besoin.
C’est comme un musicien sur scène : il enchaîne les notes les yeux fermés, porté par des mois de répétitions. Le public est captivé, tout semble naturel. Mais ce même musicien, quelques heures plus tôt, était seul, à reprendre le même passage vingt fois, à analyser chaque transition, à galérer aux frontières de ses limites.
C'est 2 états mentaux bien différents : l’un donne l’impression de maîtrise. L’autre en est la condition.
Tu ne t'es jamais dit en regardant du sport "ça à l'air facile" ?
Le piège du plaisir instantané
Aujourd’hui, on valorise presque obsessionnellement le flow : l'état mental de fluidité, où tout semble facile, naturel, jouissif. Le Saint-Graal de la productivité moderne.
Mais si tu cherches à apprendre, à monter en compétence, à vraiment transformer ta manière de penser ou d’agir… le flow peut devenir un faux ami.
Il ne te pousse pas à grandir. Il te permet d’exploiter ce que tu maîtrises déjà. Evidemment, on a plus de chances d'être dans le flow en faisant des choses qu'on maitrise déjà bien, des activités agréables qui nous font oublier jusqu'au temps qui passe. Et en soi, c'est très bien comme ça : c'est passer un moment agréable, fluide, plaisant. Autrement dit, rien de dramatique.
Mais de l'autre coté, ça signifie aussi pas de frictions, pas de challenge assez élevé pour nous forcer à réfléchir, creuser, comprendre de nouveaux concepts. Et donc, un apprentissage limité. Car un vrai levier de transformation est par définition inconfortable. Et on le trouve dans la pratique délibérée.
Flow vs deliberate practice : le malentendu fondamental
Dit très simplement :
- Le flow est l’état optimal de performance
- La pratique délibérée est l’état optimal de progression
Et les deux sont, par nature, presque opposés.
Le flow, tel que décrit par Mihaly Csikszentmihalyi, c’est l’oubli de soi et du temps, la fusion avec la tâche. C’est la performance fluide, automatique. Le cerveau fonctionne en pilote automatique, avec une aisance euphorique.
Mais la pratique délibérée (Anders Ericsson) est un processus douloureusement conscient. Elle implique :
- De cibler volontairement ses points faibles
- De sortir du “sweet spot” du flow pour aller dans la zone d’erreurs
- De répéter avec feedback constants, attention soutenue, et correction active
Autrement dit :
Le flow maximise ce que tu sais déjà, et la pratique délibérée crée ce que tu ne sais pas encore faire.
Ou encore, le flow active tes automatismes, et la pratique délibérée les construit.
Ce contraste est visible partout :
→ Le flow naît quand tu opères dans une zone de confort légèrement challengée. La pratique délibérée t’emmène volontairement au-delà de cette zone, dans une friction maîtrisée.
→ Le flow diminue les erreurs. La pratique délibérée les cherche, pour mieux les corriger.
Et si tu veux une preuve tangible que ce n’est pas qu’un modèle mental abstrait : regarde ceux qui excellent.
“Les athlètes de très haut niveau passent seulement 15% de leur temps dans le flow.”
Dr. Michael Gervais (psychologue de la performance)
Parce que le flow est le résultat visible, pas le processus d’acquisition. Ce qu’on voit sur scène ou sur le terrain, ce sont les moments où ils débranchent le mental, où tout est réflexes, où les gestes sortent naturellement. Mais tout ça, c’est le fruit d’heures de frictions invisibles.
Et pourtant, à notre échelle, on cherche à maximiser ce ratio en faveur du flow.
3 erreurs stratégiques courantes
- Confondre aisance avec compétence
Quand quelque chose “coule de source”, c’est souvent signe que tu restes dans une zone connue. L’apprentissage réel implique de l’instabilité, de l’imprécision, de l’analyse. Si tu ne galères jamais, tu n’apprends probablement pas.
- Chercher l’état de flow à tout prix
Il y a un piège à devenir un “flow junkie” : tu optimises ton environnement pour retrouver cet état agréable… mais tu évites inconsciemment les vraies frictions.
Tu tournes en rond, confortablement.
- Croire que plus c’est agréable, plus c’est efficace
Ce qui est agréable nourrit l’ego (je me sens compétent). Ce qui est efficace nourrit la progression (je suis mis au défi, corrigé, frustré).
Cal Newport résume (d'une manière assez tranchée, j'avoue) :
“Le flow est l’opioïde des médiocres.”
Anatomie d’une différence cruciale
Décortiquons :
Élément | Flow | Pratique délibérée |
---|---|---|
Objectif | Exécuter parfaitement | S’améliorer |
Sensations | Plaisir, absorption, oubli de soi | Inconfort, effort conscient |
Niveau de défi | Légèrement au-dessus du niveau actuel | Clairement hors de sa zone de maîtrise |
Traitement cognitif | Automatique, inconscient | Analytique, intense, conscient |
Rôle des erreurs | Rares, perturbantes | Fréquentes, utiles, recherchées |
Temporalité | Performance immédiate | Résultats différés |
Scott Young (une des meilleures références sur tout ce qui touche à l'apprentissage) le résume aussi via un schéma très parlant :

Comment structurer ta progression stratégiquement
1. Planifier des zones de friction explicites
Réserve des créneaux où ton but n’est pas de “faire bien”, mais de cibler précisément ce qui te résiste.
Tu veux apprendre à synthétiser des idées ? Choisis une notion floue et oblige-toi à la résumer en 5 lignes. C'est à ce moment que tu va avoir du mal, trouver les trous dans ton raisonnement, savoir où creuser, et réessayer.
Tu veux progresser sur ton écriture ? Imposes-toi un feedback externe (ou auto-analyse structurée), identifie une faiblesse (rythme, structure, fluidité…), puis crée 3 variations pour tester une amélioration.
Sinon, c'est de la répétition bête et méchante, pas de l'itération.
Pas de friction = pas d’adaptation = pas de progression.
2. Utiliser le flow comme récompense
Une "séance de flow" peut suivre une séance de pratique délibérée : une récompense motivante pour ancrer l’apprentissage par le plaisir. C'est pas aussi binaire, mais on peut quand même avoir ce type d'approche :
Par exemple, après 45 minutes à corriger un passage difficile (erreurs, feedbacks, analyses, itérations), on peut terminer en improvisant librement autour du thème (stratégie d’intégration). Le flow ici consolide ce que tu viens de construire dans la douleur.
Si tu commences par le flow, et bon courage pour te mettre à l'entrainement difficile ensuite.
3. Créer un système d'entraînement intentionnel
Mini-framework à appliquer à n’importe quelle compétence :
Scan → Cible → Friction → Feedback → Répétition → Performance
- Scan : observe les zones qui bloquent ou manquent de fluidité
- Cible : choisis un point précis (ex : transitions en vidéo, geste technique dans un sport, passage précis de musique)
- Friction : crée une tâche focalisée qui force l’amélioration (et t’amène à faire des erreurs aux endroits non maitrisés)
- Feedback : analyse ou fais-toi corriger très régulièrement
- Répétition : répète avec ajustement jusqu’à créer un automatisme (neuroplasticité)
- Performance : test en condition réelle, une version “live” qui révèle ce qui a été intégré (ex : rédaction de newsletter complète, concert, compétition sportive,…)
Et le répéter à l’infini pour créer une itération naturelle.
Synthèse : flow vs pratique délibérée
- Le flow te permet de performer (avec plaisir), la pratique délibérée te fait progresser (avec inconfort)
- Optimiser ton environnement pour le flow permanent peut saboter ta progression réelle
- Une progression intelligente combine des blocs d’effort intentionnel (pratique délibérée, qui doit représenter la majeure partie du temps) avec des moments de fluidité (flow, pour intégrer et performer)
“Ce qui ressemble à du talent est souvent une pratique délibérée déguisée.”
Geoff Colvin
Bon week-end,
LA