L’art stratégique de ne rien faire (comment éviter l’iatrogénèse personnelle)

En 2007, des millions de moustiquaires ont été distribuées en Afrique pour combattre la malaria. Bonne intention, solution gratuite, et mise en œuvre massive. Sauf que ces moustiquaires ont été détournées pour la pêche. Résultat : écosystèmes détruits, moustiques devenus résistants, stratégie inefficace.

Beaucoup d'efforts pour “soigner” un système, qui l’a au final fragilisé.

Ca porte un nom : l’iatrogénèse.

A la base, ça vient de la médecine, mais ça ne s'arrête pas là. C'est un concept qui s'infiltre dans la productivité, les décisions stratégiques, les systèmes d’organisation… Partout où on ajuste un système (qu'on ne comprend souvent pas parfaitement) qu'on essaye de corriger ou d'améliorer, mais qu'on dégrade au final.

L’erreur de vouloir toujours ajuster

On veut tous progresser, et tant mieux. Ca passe par de l'optimisation, de l'itération, du test. Mais on se retrouve souvent à bricoler un système (personnel) sans vision globale.

Du coup :

  • On traite en général qu'un symptôme, plutôt que la cause profonde
  • On optimise le court terme et les gains immédiats, en ignorant les effets secondaires ou long terme plus profonds
  • On décompose les problèmes en morceaux indépendants pour optimiser chaque partie, en oubliant que les systèmes sont par nature complexes et interconnectés

Malheureusement, il y a souvent une conséquence à tout ça. Plus tu ajustes, plus tu crées de nouveaux dysfonctionnements invisibles.

Et tu te retrouves dans un cercle vicieux : une boucle sans fin où chaque solution génère un nouveau problème à résoudre.

Iatrogénèse : quand la solution devient le problème

L’iatrogénèse désigne les effets négatifs provoqués par une intervention censée guérir ou améliorer un système.

À l’origine, le terme vient de la médecine (ça signifie littéralement “causé par le soignant”). Mais il s’applique à tout système complexe : ton organisation mentale, ton apprentissage, tes outils digitaux, ta santé, ton entreprise.

“It is far better to do the right thing wrong than to do the wrong thing right.”
Russell Ackoff

C’est probablement l’une des idées les plus puissantes (et les plus négligées) de la pensée systémique.

On cherche tous à optimiser mais on passe la majeure partie de notre temps à foncer pour "faire", quand on gagnerait à passer bien plus de temps sur les premières questions :

  • Quel est le vrai problème exactement ?
  • Quelle est la cause profonde ?
  • Quels sont les relations et connexions dans le système que je veux modifier ?
  • Quelles seraient les conséquences au 2ème ou 3ème niveau ?

Ackoff le formule bien : plus tu fais bien ce qu’il ne faudrait pas faire, plus tu aggraves la situation.

Ce n’est pas juste une erreur d’exécution, mais souvent une erreur de direction (bien cachée sous de la "bonne volonté" ou l'impression d'avancer). Dans ce cas, au mieux on approfondit une impasse, au pire on dégrade le tout. Et des fois, ces effets / conséquences ne sont ni visibles tout de suite, ni liés de façon évidente à l’action initiale.

Dans les systèmes complexes (comme le corps), ces micro-interventions mal orientées peuvent provoquer des déséquilibres profonds.

En ce moment, je creuse le sujet du sommeil. Je voulais mieux comprendre les différents cycles, les mécanismes, et son fonctionnement général (en tout cas ce que la science sait pour le moment) pour chercher à l'améliorer. Et en écoutant un podcast, je suis tombé sur l'exemple parfait d'iatrogénèse.

Tu passes une mauvaise nuit. Et comme tu es quelqu’un de responsable, tu veux “ajuster” :

  • Tu te couches plus tôt le lendemain
  • Tu fais une sieste
  • Tu changes ce que tu manges, bois, quelles activités tu fais

Autrement dit, tu essayes d’intervenir pour “corriger” ton système. Sauf que quand on regarde le meilleur conseil que l'on peut trouver pour cette situation (Matt Walker qui cite Michael Perlis dans mon cas précis), c'est de ne rien faire.

Ne pas essayer de rattraper le sommeil. Ne pas déséquilibrer ton rythme. Continuer comme si de rien n’était. Simplement, revenir à l’équilibre par la constance, pas par l’ajustement (et éviter en passant de dérégler encore plus tout le système hormonal ou ton cycle circadien).

4 angles pour comprendre ce piège invisible

  1. L’obsession de l’action immédiate

On un tous un biais pour l'action. Face à un problème, il faut agir (même quand il faudrait attendre et observer). Dans certains cas, c'est plutôt positif. Moi qui suis plutôt sujet à la paralysie d'analyse, perfectionnisme,… ça me plait.

Mais comme on l'a vu, dans les systèmes complexes, l’inaction stratégique peut être plus puissante que l’intervention précipitée. “Ne rien faire” peut être un choix volontaire, calibré, réfléchi.

  1. Le découpage local sans vision globale

C’est l’un des pièges les plus fréquents : améliorer une partie du système, sans voir que tu le fragilises dans son ensemble.

  • Tu veux optimiser ton travail, alors tu réduis tes pauses (mais ton énergie mentale chute)
  • Tu cherches le meilleur système, alors tu changes d’app (mais perds en cohérence et tu rechanges ensuite)
  • Tu veux répondre plus vite aux messages, alors tu actives les notifications partout

Ces choix peuvent fonctionner localement, temporairement, mais ils déclenchent ailleurs des effets en cascade : perte de concentration, fatigue chronique, déséquilibre,…

Pas de leçon ici, je pense qu'on y est tous sujet d'une manière ou d'une autre. Ca va jouer sur des biais, et une difficulté à observer une vue d'ensemble.

Et même quand l'optimisation en question fonctionne bien, ça ne sert pas forcément le système général.
Chaque partie est performante, mais avec un ensemble dysfonctionnel. Un peu comme si chaque musicien jouait sa partition à la perfection, mais que personne n’écoutait l’orchestre.

Dans un système personnel, cohérence > performance locale.

  1. Les conséquences décalées dans le temps

L’un des traits les plus vicieux de l’iatrogénèse personnelle, c’est qu’elle peut agir en différé. Tu prends une décision aujourd’hui, tu en ressens les effets dans 3 semaines, 3 mois, ou 3 ans. Et comme tu ne fais pas le lien direct entre la cause et la conséquence, tu crois que ce qui t’arrive est dû à autre chose (ou que c’est “juste pas de chance”).

Tu économises du temps en sautant des repas → tu finis avec une baisse de productivité mentale (et pas que…).

Tu gères ton énergie avec des cafés → tu dors mal sans comprendre pourquoi.

Tu lances un nouveau projet sans clôturer ou déprioriser l’ancien → tu accumules des boucles ouvertes pour finir avec une énorme charge mentale inutile.

Souvent, c’est ton propre système qui te revient en boomerang.

  1. L’absence de skin in the game

Autre piège subtil : quand tu prends une décision sans avoir à en assumer immédiatement les conséquences.

On le voit dans les grandes organisations : des managers qui imposent une méthode mais ne l’utilisent jamais. Des politiques éducatives pensées par ceux qui ne mettront jamais les pieds dans une classe.

“The interventionist—often a policymaker—has no skin in the game. He causes iatrogenics by interfering, by engaging in naive tinkering.”
Nassim Taleb

Mais ça s’applique aussi à soi-même.

Faire des choix “pour ton futur toi” = t’imposer une routine stricte, te surcharger de tâches, forcer un rythme non tenable (en sous-estimant ce qu'on peut réellement encaisser).

3 stratégies pour éviter le piège de l’iatrogénèse personnelle

  1. Favoriser la clarté globale plutôt que l’optimisation locale

Avant de modifier une brique de ton système, pose-toi la question :

→ “Est-ce que cette modification améliore l’ensemble ou seulement une partie isolée ?”

Si c'est une partie isolée, quelles sont les impacts, conséquences, et conséquences des conséquences ?

On sort des optimisations localisées et souvent aveugles, pour se construire une vue plus "meta", une vision d'ensemble du système, de ses composants, relations, contraintes,… Souvent, ça suffit à voir que le changement qu’on voulait faire n’est ni urgent, ni même nécessaire.

Et qu’on peut laisser le système respirer.

  1. Intégrer des temps de “non-intervention” stratégique

En parlant de laisser respirer, le sol a besoin de jachère pour redevenir fertile. Un système vivant a besoin d’espaces de repos pour se rééquilibrer. Autrement dit : supprimer les pauses, c’est accélérer la dégénérescence.

Au lieu de foncer tête baissée pour tout refaire, on gagnerait souvent à ne rien faire, observer, et comprendre. Une fois que c'est fait, on peut passer à l'action, et de manière beaucoup plus sûre et "all in" car on a construit la profondeur de réflexion et d'analyse pour être convaincu de la correction (ou du moins, du test que l'on veut mettre en place).

  1. Accepter l’approximation systémique

C'est toujours intéressant de voir que le "parfait" d'un bout de système fragilise souvent le tout. Vouloir constamment toucher au fonctionnement, c'est reconnaitre que l'ensemble ne s'autorégule pas, et que les tensions ne sont pas équilibrées. Et donc qu'on a sûrement un problème plus important.

C'est l'imperfection qui rend tout mon système de prise de notes résilient. Si chaque étape devait être parfaite, j'aurais arrêté depuis bien longtemps. Des fois il y a des doublons. Des fois il y a des oublis. Même des erreurs. Et c'est ok.

Ce qui compte, ce n’est pas que chaque élément soit optimisé, mais que le tout tienne, respire, et serve la progression plutôt que le besoin de contrôle.

En résumé

  • Vouloir améliorer ses systèmes sans bonne compréhension et vision d’ensemble peut le fragiliser : c’est l’iatrogénèse personnelle
  • Plus on améliore une mauvaise direction, plus on rend la correction difficile
  • Etre "skin in the game" et identifier les effets de second ordre permet de prendre de bien meilleures décisions

Avant toute intervention, on peut garder en tête :

“First, do no harm.”
Hippocrate

Bon week-end,

LA

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