Le triptyque derrière tout apprentissage profond (les 3 perspectives pour sortir de l'illusion de compétence)

Chaque année, avec quelques potes, on se bloque un week-end autour du vin. On fait toujours en sorte d'avoir des dégustations avec les vignerons, parce que ce sont les moments les plus intéressants. Et en parlant de ses vins, la différence entre nous se creuse et devient flagrante.

Moi, je goûte, je sens vaguement si j’aime ou pas. Peut-être que je remarque une note de fruit rouge, ou un côté un peu plus rond.

Mais lui, il entre dans un autre monde. Il parle de macération carbonique, de longueur en bouche, de tannins fondus et de finale légèrement saline. Il explique comment la météo, le type de sol ou la durée d’élevage changent tout. Et pendant qu’il parle, je réalise qu'on ne vit pas du tout la même expérience. Je classe un vin en quelques gros blocs vagues, là où le vigneron a en tête une infinité de distinctions.

Même vin, deux lectures.

C'est l'une des manières d'aborder l’apprentissage : non pas accumuler du savoir, mais affiner ses distinctions.

Sauf que savoir que les distinctions existent ne suffit pas. Je peux lire 10 livres sur le vin, connaître tous les termes techniques, et continuer à ne rien percevoir de plus en dégustant. Parce qu'il y a un gouffre entre savoir intellectuellement et transformer sa perception.

Récemment, je suis tombé sur une série de vidéos d’Actualized.org autour de la nature de l’apprentissage et les manières de l'aborder. L'une d'entre elles peut se résumer avec cette question :

“Si tu penses avoir compris quelque chose, mais que ton comportement n’a pas changé, est-ce que tu as vraiment appris ?”

On confond souvent la compréhension intellectuelle avec la transformation réelle. On croit avoir progressé parce qu’on sait, mais tant que rien n’a bougé dans notre manière de percevoir ou d’agir, rien n’a vraiment été intégré.

Penser apprendre par la pseudo-compréhension

Il y a une différence immense entre consommer une information et l'apprendre.

  • Tu peux terminer un livre et te dire "j'ai compris le concept"
  • Tu peux regarder une vidéo et noter "à appliquer"
  • Tu peux lire un article et penser "intéressant, ça confirme ce que je pensais"

Mais souvent, il n'y a rien derrière. Aucun changement concret. Aucune distinction nouvelle dans ta manière de voir les choses. Aucune transformation dans ton comportement quotidien.

On se conforte dans la sensation d'avoir progressé alors qu'on reste exactement au même endroit. On crée des guidelines mentales ("la prochaine fois je ferai mieux"), mais ces intentions s'évaporent dès que la réalité devient compliquée ou que la situation se représente. Et donc rien n'a fondamentalement changé dans notre manière de penser ou d'agir.

C’est le piège le plus insidieux de l’apprentissage moderne : la pseudo-compréhension. Cette impression de progresser, alors qu’on reste exactement au même endroit. En général, on ne manque pas d'informations (on en a déjà souvent bien trop), mais on manque de transformation

On peut en réalité aborder l’apprentissage sous 3 perspectives complémentaires qui, ensemble, forment une approche beaucoup plus juste et profonde.

Apprendre = faire des distinctions

La première perspective transforme complètement ta manière d'approcher un sujet : apprendre, c'est développer ta capacité à voir les nuances là où les autres ne voient qu'un bloc uniforme.

Les novices fonctionnent avec des catégories grossières (comme moi et le vin). Ils voient du blanc ou du noir, jamais le spectre entre les deux. Les experts, eux, voient les distinctions fines. C'est ce qu'on appelle le "sloppy distinction trap" : quand tu analyses et prends des décisions sur des distinctions trop larges, tu te rends incapable de naviguer dans la complexité.

Prends un autre exemple avec un chef qui goûte une sauce. Un débutant dira "c'est bon" ou "c'est pas bon". Le chef, lui, décompose tout :

  • équilibre entre acidité et gras
  • assaisonnement
  • texture
  • longueur en bouche
  • température de service
  • timing de cuisson

Ce n'est pas qu'il a un palais magique, c'est son entrainement et sa capacité à identifier les distinctions qui comptent.

Même principe avec l'immobilier. Au début, toutes les maisons se ressemblent. Tu ne peux juger que la surface : taille, aspect général, prix au mètre carré. Après 50 ou 100 heures d'étude, tu commences à voir des choses invisibles avant : qualité des fondations, isolation phonique, potentiel après travaux, risques structurels, checklist des points critiques lors d'une visite, et j'en passe.

On peut commencer à travailler cette perspective avec un exercice banal : distinguer les variétés de pommes. Tu en manges régulièrement, mais est-ce que tu es capable de distinguer et de définir les 10 ou 15 espèces les plus communes ? Demande-toi tout de suite tes 3 types de pommes préférés, peux-tu valider ta capacité à expliquer pourquoi ? Ou tu prends toujours au hasard en fonction de ce qu'il y a en magasin ?

Si tu achètes 15 variétés différentes et que tu prends le temps de les goûter intentionnellement (texture, aspect de la peau, goût, croquant, niveau de maturité), tu développes ta capacité à faire des distinctions fines. Tu passes de "c'est une pomme" à "c'est une Granny Smith, acidulée, croquante, parfaite pour la tarte mais trop acide pour manger seule".

Si tu es plus intéressé par la musique, même exercice avec les différents styles musicaux. Avant tout, commence par répondre à "quelle est la différence entre le rock et le jazz ?". Puis prends 1h de ton temps + un morceau par style musical pour analyser clairement les différences de rythmes, d'instruments, de mélodie, de structure, d'émotion recherchée,… Une fois que c'est fait, repose-toi la question initiale, et observe la différence de précision dans ta réponse.

On vient d'évoquer 2 exemples simplistes qui ne vont peut-être pas t'apporter grand chose, mais ça exerce la meta-compétence sous jacente qui est facilement transférable. Car c'est exactement le même mécanisme que tu utilises pour analyser une stratégie d'investissement en bourse ou évaluer la qualité d'un argument : plus tes distinctions sont fines, plus ta capacité de jugement et de décision est précise.

Quand tu entres dans une situation avec l'intention explicite de faire des distinctions, quand tu cherches activement les contrastes et les différences entre les éléments, tu apprends bien mieux.

Apprendre = changer son comportement

La deuxième perspective est très pragmatique : si ton comportement n'a pas changé, tu n'as rien appris.

C'est sûrement la plus utile pour toute personne qui sur-analyse, car ça coupe court à toute intellectualisation. Tu peux avoir une opinion, une idée, une intention. Mais si ça n'altère pas concrètement ta manière d'agir, ce n'est pas un apprentissage.

Le changement de comportement est la preuve. C'est l'indicateur le plus fiable pour savoir si tu as vraiment intégré quelque chose ou si tu t'es juste diverti intellectuellement.

La clé ici, c'est la spécificité. Pas de vagues intentions du type "je devrais être plus productif" ou "la prochaine fois je ferai mieux". Mais une réponse précise à la question : comment cette information va spécifiquement changer mon comportement, à effet immédiat ?

Si tu n'arrives pas à répondre clairement à cette question, c'est que tu n'as pas appris mais sûrement juste consommé.

Souvent, on se corrige en surface ("je devrais faire ça différemment la prochaine fois") sans jamais toucher aux patterns profonds. On crée des sortes de guidelines mentales qui disparaissent dès qu'une situation compliquée se représente. Parce que rien n'a fondamentalement changé dans notre manière de penser et d'agir.

L'approche la plus efficace, c'est de prendre 5 minutes à chaque fois que tu consommes quelque chose que tu veux apprendre. 3 questions simples :

  • est-ce que ça s'applique à moi ?
  • est-ce que je veux l'appliquer ?
  • comment, concrètement ?

Et surtout : transformer la réponse au "comment" en un comportement spécifique immédiat. Passer de "je devrais mieux prioriser" à "demain matin, je liste mes 3 priorités avant d'ouvrir mon PC, et je commence directement par la première".

Apprendre = observation

La troisième perspective est la plus subtile, et probablement la plus profonde : apprendre, c'est développer ta capacité à observer les choses telles qu'elles sont, sans tous tes filtres mentaux, biais, et croyances.

C'est la perspective qui semble la plus passive, mais c'est au contraire sûrement la plus active mentalement.

En mode pilote automatique (en gros, 90% du temps), tu labels tout instantanément sans te poser de questions. Tu vois "chaise", "canapé", "pomme". C'est de l'information vague, juste suffisante pour naviguer dans ton quotidien, mais complètement insuffisante pour comprendre en profondeur.

L'observation réelle, c'est regarder un objet simple (une feuille, un crayon, ou pourquoi pas une mouche qui vole) et chercher activement à voir ce que tu ne vois pas habituellement :

  • d'où ça vient ?
  • comment ça fonctionne ?
  • comment ça se comporte ?
  • quelles sont les interactions ?
  • quelle est la structure interne ?
  • pourquoi c'est structuré comme ça ?
“We don’t learn from experience. We learn from reflecting on experience.”
John Dewey

Tu pourrais passer 4 heures à observer une simple feuille de papier et ce ne serait pas du temps perdu. Tu continuerais à découvrir des choses. Tu développes ici ta capacité d'attention pure.

Pour l'observation extérieure, ça signifie observer sans biais. Pour l'observation intérieure (toi-même), ça devient de la métacognition. Et c'est là que ça devient vraiment intéressant : développer ta capacité à observer objectivement tes propres décisions, ton comportement, tes croyances, ou encore tes idées politiques ou religieuses.

C'est infiniment plus difficile qu'observer un crayon, parce que quand tu t'observes toi-même, tous tes mécanismes de défense se déclenchent. Tu justifies, tu rationalises, tu te racontes des histoires. Observer objectivement, c'est accepter de voir sans ces filtres.

Un exercice simple pour commencer : prends un objet physique et observe-le pendant 5 minutes. Juste ça. Pas de téléphone, pas de distraction, juste ton attention focalisée sur cet objet. Tu vas probablement t'ennuyer au début, ton esprit va vouloir partir ailleurs. C'est normal. Reviens à l'objet. Qu'est-ce que tu vois que tu n'avais pas vu dans les premières secondes ? Tu peux voir l'exercice comme une sorte de méditation travaillant ta capacité d'attention.

Ce même principe, tu peux ensuite le transférer à l'observation de tes patterns de pensée, de tes réactions émotionnelles, de tes prises de décision. C'est le même muscle mental, également transférable, mais appliqué à quelque chose de plus complexe et personnel (et soyons francs, plus utile pour la plupart d'entre nous).

Test immédiat : qu'as-tu appris en lisant ça ?

Avant de continuer ta lecture : essaie de répondre à ça : qu'as-tu appris en lisant cette newsletter ?

La mauvaise réponse : "J'ai appris qu'il y a 3 perspectives sur l'apprentissage."

La bonne réponse étant : "Je vais acheter 15 variétés de pommes ce week-end et passer 30 minutes à les goûter en notant les distinctions de texture, goût, et préférence."

Ou : "J'ajoute dès maintenant un créneau de 5 minutes de réflexion à chaque fin de journée, et je ferai un point samedi prochain pour voir si mon comportement a réellement changé."

Ou : "Je prends mon stylo et je l'observe pendant 5 minutes, maintenant, pour entraîner ma capacité d'attention pure."

La différence entre ces deux réponses, c'est la différence entre consommer et apprendre, entre l'illusion de compétence et la maîtrise réelle, et au final entre tourner en rond et la mise en place d'une réelle progression.

La synergie comme levier d'apprentissage

Ces 3 idées sont des perspectives, pas des alternatives. Autrement dit, elles sont complémentaires et créent une boucle vertueuse.

→ Voir l'apprentissage comme un changement de comportement te garde les pieds sur terre. C'est ton garde-fou contre l'intellectualisation : est-ce que tu obtiens vraiment les résultats que tu cherches ?

→ voir l'apprentissage comme la capacité à faire des distinctions te donne la qualité et la précision nécessaires à l'expertise. C'est ce qui transforme un débutant en expert. Pas le temps passé, mais la finesse des distinctions que tu es capable de voir et d'utiliser dans tes jugements et décisions.

→ Voir l'apprentissage comme une capacité d'observation pure apporte les insights profonds. C'est ce qui te permet de remettre en question tes propres hypothèses, et de développer un regard vraiment objectif.

Tu peux utiliser ces trois lentilles de manière intentionnelle selon le contexte. Le plus puissant, c'est quand tu les combines. Quand tu t'entraines à construire des distinctions pendant un mois, puis changer ton comportement le mois suivant, puis investir du temps dans de l'observation pure le mois d'après.

Tu vois les forces et les faiblesses de chaque approche. Tu identifies les paradoxes, mais aussi les synergies. Et tu développes une compréhension stratégique de comment tu apprends le mieux selon les situations.

"Tu verras à quel point tu apprends davantage lorsque tu le fais consciemment, avec une intention explicite. Et tu peux exploiter pleinement cette leçon, qui est une leçon en or, car tu peux désormais l'appliquer à tous les autres domaines de la vie."
Leo - Actualized.org

Excellent week-end,

LA

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