Pourquoi tes loisirs t'épuisent (et comment transformer ton temps libre en laboratoire de curiosité)

"On dira que, bien qu'il soit agréable d'avoir un peu de loisirs, s'ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n'aurait pas été le cas.
Autrefois, les gens étaient capables d'une gaieté et d'un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l'efficacité. L'homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu'aucune activité ne doit être une fin en soi."

Bertrand Russell - Éloge de l'oisiveté

Quand je suis tombé sur là dessus, ça a tout de suite connecté. Et ensuite, je me suis rendu compte que ça avait écrit il y a presque 100 ans.

Mais je trouve que c'est encore plus vrai aujourd'hui. Je suis convaincu que les loisirs (d'une manière ou d'une autre) vont avoir de plus en plus de place au fil des innovations et automatisations, peut être à la condition d'accepter de décrocher enfin du paradigme de l'ère industrielle.

Que ce soit le cas ou non, "comment" on investit notre temps libre reste une question importante au vu de sa place dans la répartition de notre temps total.

Pourquoi est-ce que je me sens plus épuisé après une soirée de repos ?

C'est une question que je me suis souvent posée, notamment à l'époque où j'avais beaucoup de temps libre, que j'investissais (très sagement) en enchainant les séries, films, ou vidéos Youtube jusqu'à 3h du matin. Mais à la fin, le résultat était toujours le même :

  • Ca ne m'apportait pas grand chose (à part une pseudo culture cinématographique, si on veut)
  • Ca ne me ressourçait pas (au contraire, j'étais un zombie le lendemain, et plus à même de refaire les mêmes mauvais choix)
  • Et surtout je me demandais : est-ce que j’ai vraiment le temps pour mes vrais centres d’intérêt ?

Cette dernière question est le meilleur exemple de l'auto-sabotage soigneusement mis en place. J'avais du temps libre que je passais dans un état passif zombiesque, et de l'autre coté j'arrivais à être frustré car je ne trouvais pas le temps pour creuser des sujets qui m'intéressaient réellement.

On passe, à priori, 4h49 par jour en "temps libre". Mais on finit souvent plus fatigué qu'avant de commencer à utiliser ce temps, car ce qu'on appelle "repos" est parfois ce qui épuise le plus.

Le piège du faux repos

On vit dans une époque paradoxale. Il n'y a jamais eu autant d'options de divertissement, mais on ne s'est jamais senti aussi mentalement sous-alimenté. Le problème n'est pas le manque de temps libre (on en a près de 5 heures par jour)n mais la qualité de ce temps.

Voici ce qui se passe réellement : tu arrives le soir avec une capacité d'attention déjà fragmentée par ta journée, et au lieu de la restaurer, tu l'achèves définitivement avec des activités qui demandent zéro effort mental (parce que le fait de ne rien faire est vu comme une récompense après l'effort).

Mais cette logique cache un biais : on pense "mériter" du temps off parce qu’on a "beaucoup travaillé", sans jamais questionner la qualité de ce repos. Et avec ça, on développe une forme d'atrophie cognitive. Ton cerveau, habitué à être nourri passivement, perd sa capacité à générer de l'énergie par lui-même.

Les multipassionnés sont particulièrement vulnérables à cette dynamique. Tu as mille centres d'intérêt que tu aimerais explorer, mais tu te retrouves systématiquement à scroller au lieu de plonger dans ce qui t'excite vraiment intellectuellement, souvent par manque de clarté.

C'est un gâchis énorme : tes heures de loisir pourraient être ton meilleur laboratoire d'exploration, mais elles deviennent un trou noir énergétique.

Précision importante : mon message n'est pas de rendre toutes les heures productives et utiles. Bertrand Russell, cité au début, mettait au contraire en avant l'oisiveté : "L'homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu'aucune activité ne doit être une fin en soi."

Si l'on met ces périodes importantes d'oisiveté de coté, il reste à coté du temps disponible que l'on peut investir dans des loisirs ou centre d'intérêt, et c'est là que la notion de qualité rentre en jeu.

Le High Quality Leisure ou comment nourrir ton cerveau affamé

Cal Newport, dans son livre Digital Minimalism, introduit un concept qui remet les choses en perspective : le High Quality Leisure (Loisir de Haute Qualité). L'idée est contre-intuitive, car elle va à l'encontre de notre conception moderne du temps libre.

Le High Quality Leisure, c'est choisir des activités de loisir qui demandent un effort mental et physique, mais qui génèrent plus d'énergie qu'elles n'en consomment. Aristote parlait déjà d'activités "atéliques" (des activités qui n'ont pas d'autre but qu'elles-mêmes et qui nous restaurent profondément).

L'intuition nous fait croire que pour récupérer, il faut faire des choses faciles. Alors qu'en réalité, pour véritablement recharger ton système nerveux, tu as besoin d'activités qui engagent tes facultés cognitives de manière différente de ton travail.

Le cas typique qui nous arrive à tous (ou en tout cas, à moi) : on s'impose du repos basé sur une analyse subjective de notre fatigue ("j'ai travaillé dur aujourd'hui, je mérite de ne rien faire"), alors que ce repos passif amplifie notre épuisement mental.

Le Loisir de Haute Qualité repose sur 4 piliers fondamentaux qui transforment ton rapport au temps libre.

  1. Il développe une compétence

Même minime, tu progresses dans quelque chose car l'activité engage ou développe une compétence. Ce "travail" procure un sentiment de bien-être, et fait souvent appel à des compétences / zones du cerveau bien différentes de ce que l'on fait le reste du temps (là où tu peux passer 8h par jour à utiliser tes capacités analytiques, faire de la poterie peut exploiter un sens de l'intuition ou de la créativité par exemple).

Egalement, il y a souvent un résultat tangible qui peut apporter une satisfaction et un sentiment d'accomplissement impossible à avoir via des activités plus passives.

  1. Il crée de l'énergie autant (voire plus) qu'il en demande

Tu peux finir physiquement fatigué, mais mentalement vivifié.

L'idée rejoint le principe de Bennett ("La valeur que vous retirez d'une activité est proportionnelle à l'énergie investie"), et suggère que les activités à forte intensité énergétique finissent paradoxalement par nous donner plus d'énergie, tandis que les activités moins énergivores nous laisse souvent plus fatigués.

Un bon exemple peut être le mouvement ou le sport qui libère des endorphines.

  1. Il favorise la connexion authentique

Les loisirs peuvent aussi être partagés, en plaçant les échanges, la co-création, le coopération,… au cœur de l'activité.

Ils répondent à notre besoin évolutif de communauté, et développe des liens et connexions fortes. La clé ici est la co-présence : être avec quelqu’un dans une activité qui a du sens, qui fait lien, et qui crée des souvenirs.

  1. Il valorise la solitude productive

Des moments où tu es seul avec tes pensées, sans distractions. Elle peut servir à la créativité, à la récupération, ou être aussi un bon antidote au bruit constant (notamment numérique). Là où le premier reflexe quand on a 5min est de chercher son téléphone pour débrancher son cerveau, on peut au contraire retrouver une certaine clarté par un temps seul à "ne rien faire".

Et surtout, ce n’est pas l’activité elle-même qui compte, mais l’intention et l’approche.

Regarder un documentaire peut aussi bien être un loisir de faible qualité (si c'est consommé passivement) que de très haute qualité (si tu prends des notes, que tu en parles avec quelqu’un, que ça crée un débat constructif, ou que tu en ressors une idée).

Trois stratégies pour transformer tes loisirs en carburant

1. Substituer la consommation passive par l'engagement actif

L'objectif n'est pas d'éliminer toute forme de divertissement, mais de transformer la posture de consommateur passif en participant engagé. D'inclure une pincée d'intention.

Exemple concret : si tu regardes des vidéos YouTube, choisis tes vidéos en fonction d'un sujet que tu veux approfondir, prends des notes sur Readwise (ou dans un carnet), et relie les concepts à tes projets en cours. La même activité devient nutritive au lieu d'être vampirisante.

Tu peux regarder un documentaire en prenant des notes, lire un livre avec un carnet à côté pour capturer les idées intéressantes, ou écouter un podcast en marchant avec de quoi noter les insights qui émergent.

Dès que tu ajoutes une dimension active à une consommation passive, tu réveilles ton cerveau et tu crées des connexions neuronales au lieu de les endormir.

2. Compenser ton activité professionnelle par l'opposé créatif

Si tu passes ta journée devant un écran à analyser, réfléchir, et produire du contenu intellectuel, tes loisirs de qualité passeront probablement par le physique, le manuel, ou le social. L'idée est de nourrir les parties de toi que ton travail n'exploite pas.

Quelqu'un qui code toute la journée aura plus de bénéfices à faire de la céramique, du jardinage, ou de la cuisine qu'à regarder des tutoriels techniques pendant son temps libre. Quelqu'un qui travaille avec ses mains trouvera plus de régénération dans la lecture, des casse-têtes, ou l'apprentissage d'une langue.

C'est cette complémentarité qui apporte un équilibre neurologique : tu utilises des circuits différents, tu développes des compétences transversales, et tu donnes à ton cerveau l'occasion de traiter et intégrer les informations de la journée de manière indirecte.

C'est particulièrement puissant pour tous ceux qui ont beaucoup de centres d'intérêt : au lieu de voir cette variété comme de la dispersion, tu la cadres comme une stratégie d'équilibre et de développement global.

3. Transformer ses centres d'intérêt en projets de micro-apprentissage

Prends cette curiosité permanente qui caractérise ton profil et structure-la en micro-projets d'apprentissage hebdomadaires. Un objectif peut être de développer un intérêt ou une compétence chaque semaine à travers tes loisirs.

Tu peux consacrer quelques heures par semaine à explorer un sujet qui t'intrigue depuis longtemps mais que tu n'as "jamais eu le temps" d'approfondir. Photographie, histoire de l'art, cuisine asiatique, programmation, origami. Peu importe le domaine.

De mon coté, je le fais de plusieurs manières : avec cette newsletter qui me permet de creuser certains sujets, avec mon système de curation, via le développement de mon Zettelkasten, ou encore en créant des capsules complètes sur des sujets spécifiques.

Cette approche résout plusieurs problèmes d'un coup : elle canalise ta curiosité naturelle, elle transforme tes loisirs en moments de progression, et elle te donne une sensation d'accomplissement qui nourrit ta motivation générale.

Framework : La boussole du HQL

Un modèle simple en 4 questions, à poser pour tes activités de "repos" :

  • Est-ce que cette activité me demande un minimum d’effort conscient ?
  • Est-ce que j’en ressort plus vivant, plus curieux, plus léger, avec plus d'énergie ?
  • Est-ce que je peux y apprendre quelque chose, ou me connecter avec d'autres ?
  • Est-ce que je choisis vraiment cette activité, ou est-ce un automatisme ?

Si tu as au moins 3 "oui", tu tiens probablement une activité de High Quality Leisure.

Synthèse

  • Le Loisir de Haute Qualité, c'est choisir des activités qui demandent un effort mais génèrent plus d'énergie qu'elles n'en consomment, contrairement aux loisirs passifs qui t'épuisent mentalement
  • Les 4 piliers fondamentaux (développer une compétence, créer de l'énergie, favoriser la connexion, et valoriser la solitude productive) transforment ton temps libre en labo personnel
  • La stratégie la plus efficace consiste à substituer la consommation passive par l'engagement actif, compenser ton activité pro par des loisirs complémentaires, et transformer tes centres d'intérêt en projets de micro-apprentissage structurés

"Le bonheur semble dépendre du loisir, car nous travaillons pour en avoir, et même faisons la guerre pour vivre en paix."
Aristote

Merci d'avoir lu jusqu'au bout, celle-ci était un peu plus longue que d'habitude mais j'espère que tu en tireras de quoi adapter tes loisirs, si tu le souhaites.

Bon week-end,

LA

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