L'art des systèmes personnels antifragiles (comment créer une organisation qui s'auto-renforce)
Que se passe-t-il si tu as un imprévu aujourd'hui ?
Dans une forêt, une tempête n’est pas forcément un drame. Tout n'est (généralement) pas détruit sur son passage, mais elle :
- fait tomber les arbres mal enracinés
- abat les branches mortes
- ouvre l’espace
Ça représente des "régimes de perturbation", pouvant déclencher une réorganisation rapide vers de nouveaux états de l'écosystème, modifier la structure et la composition de la forêt, et maintenir les écosystèmes dans un état nouveau ou transitoire.
Autrement dit, la fragilité de certains éléments est ce qui rend le système vivant et antifragile.
Quand cette même tempête frappe ta journée, est-ce qu’elle fait grandir ton organisation ou l’écrase ?
Le paradoxe est fascinant quand on se rend compte que plus on planifie, plus on est vulnérable. Plus on cherche la stabilité, plus on devient fragile (face au chaos inévitable du quotidien).
Mais plus on ajoute de la flexibilité court terme, plus l'organisation générale est résiliente, voire antifragile.
La fragilité paradoxale des systèmes sur-optimisés
Tu connais peut-être cette sensation : tu as mis en place un système d'organisation parfait sur le papier. Chaque heure est assignée. Ton outil d'organisation te fait presque des clins d'œil tellement tout est carré. Puis… une petite urgence, un appel, un imprévu → tout s'effondre comme un château de cartes.
Ce genre de système est fragile, car il ne tolère pas l'imprévu. Il fonctionne dans des conditions optimales uniquement. Il est resté (et restera) dans la théorie. Chose qui, malheureusement, n'a rien à voir avec la réalité du terrain.
"L'antifragile aime le hasard et l'incertitude […] Le tâtonnement (essais et erreurs) l'emporte sur la connaissance académique."
Nassim Nicholas Taleb
C'est ce que l'on peut appeler "fragilité organisationnelle", cette tendance à optimiser pour la performance court terme au détriment de la résistance long terme.
Les symptômes sont clairs :
- Tu accumules du retard et de la frustration dès qu'un imprévu arrive
- Tu passes plus de temps à réorganiser qu'à exécuter
- Tu te retrouves en mode "rattrapage permanent"
- Ton planning explose à la moindre interruption
Le problème se trouve dans notre tendance à constamment organiser nos vies comme des machines industrielles : linéaires, prévisibles, rigides.
Mais la réalité ressemble plus à un organisme vivant : cyclique, adaptatif, imprévisible.
Cette approche mécaniste nous rend paradoxalement plus vulnérables, comme ces entreprises qui optimisent leurs processus jusqu'à l'obsession pour s'effondrer au premier changement de marché.
Je suis tombé récemment sur un bon exemple de ce phénomène avec Microsoft. Pas que l'entreprise soit fragile ou au bord du gouffre, très loin de là. Mais là où les tests, erreurs, le "growth mindset" étaient historiquement encouragés pour favoriser la progression et l'innovation, ils sont de plus en plus refrénés, voire sanctionnés (selon des employés).
Apparemment, la cause principale est un changement dans l'approche, maintenant principalement gérée par la directrice financière, et axé sur les résultats à court terme au lieu de regarder la résilience à long terme.
C'est aussi un bon exemple pour illustrer notre tendance naturelle à faire ça dans beaucoup de domaines.
La raison principale étant que cette performance court terme nous montre facilement les petits côtés positifs immédiats (en nous cachant les points négatifs ou risques majeurs). Là où au contraire, optimiser pour le long terme rend invisible l'impact positif à terme, mais fait apparaître des petits cotés négatifs immédiats (qu'on utilise comme justification pour ne pas le faire).
L'antifragilité : quand le désordre devient ton allié
L'antifragilité, c'est un concept développé par Nassim Taleb permettant de mettre un mot sur quelque chose d'historiquement bien connu mais peu formalisé.
D'une manière très simple, c'est un système qui se renforce avec l'incertitude, le stress, et la volatilité.
- Un système fragile se brise (ex : un verre qui tombe)
- Un système robuste résiste (ex : une boite solide qui reçoit un choc)
- Un système antifragile devient plus fort (ex : les muscles du corps humain)
Pour notre sujet ici, c'est aussi un sujet fondamental : au lieu de chercher à éliminer l'incertitude (système théorique "parfait"), tu apprends à la naviguer et à en profiter (flexibilité).
Ce qui rend ce concept contre-intuitif, c'est qu'il demande d'accepter un certain niveau de désordre et d'instabilité. C'est l'opposé de notre instinct de contrôle total, mais c'est exactement ce qui permet à un système de rester vivant et évolutif plutôt que rigide et, au final, fragile.
L'antifragilité organisationnelle repose sur 3 piliers :
- L'optionnalité : multiplier les petites opportunités à faible risque et fort potentiel
- L'hormèse : s'exposer régulièrement à de petits stress pour renforcer sa capacité d'adaptation
- La redondance : maintenir des marges de sécurité dans tous les domaines critiques
Au lieu de chercher à prédire et contrôler, tu construis un système qui s'adapte et apprend.
Alors, comment faire en sorte que ces imprévus (qui arriveront forcément) nous soient bénéfiques plutôt que de les subir ? Comment naviguer dans le joyeux bordel qui compose le quotidien, en se renforçant via ce chaos ?
3 stratégies pour cultiver l'antifragilité personnelle
1. Adopter la règle des 80% et l'optionnalité stratégique
L'antifragilité commence par ne jamais investir 100% de tes ressources : garde toujours une marge.
Concrètement, si tu as 5 heures productives dans ta journée, planifie-en seulement 4. Et tu auras 1h de buffer antifragile qui te permet de :
- Gérer les imprévus sans casser ton système
- Intégrer et digérer ce que tu as produit
- Saisir les opportunités inattendues
Bonus : tu crées toi-même une pression supplémentaire pour être plus efficient en exploitant la loi de Parkinson.
Le second aspect ici, c'est l'importance de l'optionnalité : le fait d'avoir des chemins alternatifs en cas d'imprévu. Plus tu conçois ton organisation comme un ensemble de modules interconnectés plutôt qu'une ligne droite figée, plus elle devient résiliente.
Du coup, je reprends la question du début : Que se passe-t-il si tu as un imprévu aujourd'hui ? Est-ce que tu as des options ? Autrement dit, est ce que tu le subis, ou tu as mis en place des solutions pour l'exploiter, réduire son risque, ou le transformer ?
2. Intégrer des "stress tests" réguliers et des boucles de feedback
La base de chercher l'antifragilité, c'est de reconnaitre que les catastrophes sont imprévisibles (les Cygnes Noirs de Taleb). Du coup, ça rend les prédictions illusoires, et met en avant la préparation comme meilleure stratégie.
Cette anticipation se fait en s'exposant volontairement à de petits stress (le principe de l'hormèse : de petites doses de stress renforcent le système global).
Dans ton organisation personnelle, cela peut se traduire par des expérimentations régulières. Chaque semaine, teste quelque chose de nouveau : une méthode de prise de notes, un rythme de travail différent, un outil d'organisation. L'objectif n'est pas de révolutionner ton système, mais de le challenger avec de petits changements.
Tu peux t'inspirer des stratégies d'investissement asymétriques, en créant une organisation qui repose sur une double logique :
- 80% de ton temps dans des zones sûres : routines, systèmes éprouvés, projets stables
- 20% dans des zones risquées mais à fort potentiel : tests, explorations, paris tactiques
Et surtout, instaurer ce que j'appelle des "Bilans de Résonance" : des moments de réflexion réguliers pour analyser ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas (via du journaling, des révisions régulières, ou encore un "Think Day").
Quelques exemples de questions à se poser :
- Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné et pourquoi ?
- Quels ajustements mineurs pourraient améliorer mon système ?
- Quelles sont les expériences et tests que je mène cette semaine ?
Une autre manière de le voir, c'est le fait de chercher ses clés dans toute la maison. Au début, tu as peut-être 15 endroits potentiels, et chaque échec te rapproche de la solution (chemin nécessaire pour te rendre compte qu'elles étaient en fait dans ta poche…).
C'est justement ça qui permet le "je ne perds jamais, soit je gagne, soit j'apprends" de Mandela.
3. Construire par Saisons plutôt que par objectifs linéaires
L'organisation antifragile épouse les cycles naturels plutôt que de les combattre. Au lieu de maintenir un rythme constant toute l'année, tu alternes entre des saisons d'intensité et des saisons de récupération (développé dans les Saisons Stratégiques).
Une Saison de Création intense sur un projet majeur, suivie d'une Saison de Maintenance ou d'Exploration. Cette alternance permet à ton système de se renforcer : les périodes d'intensité créent du stress bénéfique, les périodes de récupération permettent l'intégration et l'adaptation.
Cette approche saisonnière a un double effet de levier. D'abord, elle respecte tes cycles d'énergie naturels plutôt que de les forcer. Ensuite, elle crée une structure flexible : si un imprévu majeur survient pendant une Saison, tu peux facilement ajuster sans casser l'ensemble de ton système.
Au niveau de la journée, même principe en exploitant tes cycles ultradiens comme on l'a vu ici.
Synthèse
L'antifragilité organisationnelle consiste à construire un système qui devient plus fort grâce au stress et à l'imprévu, plutôt que de chercher à les éliminer. Ca passe par maintenir des marges de sécurité dans tous tes domaines critiques, s'exposer régulièrement à de petits stress pour renforcer sa capacité d'adaptation, et organiser sa vie par cycles plutôt que par objectifs linéaires et rigides.
Le processus est simple : accepter l'imprévu comme une source d'information, analyser régulièrement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, puis ajuster son système en conséquence (simple, mais pas facile).
"La seule façon de donner un sens au changement est de s'y plonger, de bouger avec lui et de se joindre à la danse."
Alan Watts
Bon week-end,
LA