Le paradoxe du planificateur-exécutant (comment arrêter d'être son propre tyran)
Est ce qu'il y a des jours où rien n'est prévu ?
L'un des principaux arguments quand on parle des effets néfastes d'une planification excessive est la procrastination stratégique qu'elle engendre : on planifie pour repousser le moment de s'y mettre réellement.
Mais un autre point, peu abordé, est le fait que cette planification peut nous enfermer complètement.
Si tu embauches un assistant personnel pour organiser ta vie, c'est génial (au début) : il structure tes journées, optimise tes créneaux, te donne un sentiment de contrôle total. Mais au fil du temps, cet assistant devient de plus en plus tyrannique. Il t'impose tes horaires, ignore tes envies du moment, te force à respecter des décisions que tu as prises il y a des semaines dans un contexte complètement différent.
Et souvent, cet assistant, c'est nous-même. Plus précisément, c'est le "moi" passé qui dicte sa loi au "moi" présent, via un planning créé (sûrement dans un moment d'optimisme et de fausse certitude sur l'avenir).
C’est là que le paradoxe apparait : on planifie pour se libérer, mais on finit par s’enfermer.
Tu deviens à la fois le petit chef qui impose, et l'employé qui subit. Le planificateur qui contrôle, et l'exécutant qui obéit.
Et cette relation toxique avec ton propre agenda peut complètement saboter ta productivité et ta créativité.
Pourquoi planifier peut devenir un piège
On connait tous le sentiment, rien de nouveau ici : passer des heures à créer le planning parfait, avec des créneaux optimisés, des transitions fluides, des objectifs clairs, pour ne jamais réussir à l'exécuter. Tout semble logique sur le papier, mais il y a toujours quelque chose qui bloque (inspiration, motivation, énergie, changement de priorité,…).
Cette rigidité excessive crée trois problèmes majeurs :
- Elle transforme ta relation avec le temps (en rapport de force permanent)
- Elle t'empêche de saisir les opportunités et inspirations (qui peuvent arriver spontanément)
- Elle ignore souvent complètement tes cycles naturels (notamment ultradiens)
Nos plans sont basés sur des suppositions optimistes qui ne résistent pas à la réalité. Et on prend cet "échec" très à cœur, alors qu'une planification ayant pour simple but de nous donner un sens de direction peut être déjà bien suffisant.
La planification est censée t'apporter clarté, structure, maîtrise. Mais pour beaucoup de gens curieux, analytiques, ou multiprojets, la question est toujours "comment je fais pour tout faire ?".
Et du coup, la suite logique est de tout planifier. Mais c'est justement ce qui nous aliène complètement et devient un piège :
- Tu planifies tout pour tout faire rentrer dans un temps défini
- Tu bloques ton agenda avec des intentions irréalistes
- Tu veux honorer chaque créneau coûte que coûte
Et hop, tu te retrouves esclave d’un système censé te servir. Un système qui te transforme en PNJ en pilote automatique.
Ce n’est plus toi qui choisis quoi faire. C’est ton planning qui t’impose quoi faire, comment, et quand.
Le mythe de la planification parfaite
"Aucun plan ne survit au contact avec l'ennemi."
Helmuth von Moltke
En l'occurrence, l'ennemi c'est la réalité. Une réalité par définition imprévisible, chaotique, pleine d'imprévus et de changements de contexte que ton "moi planificateur" refuse d'accepter.
Tu es à la fois planificateur et exécutant. Mais ce sont deux états mentaux fondamentalement différents :
- Le planificateur est dans l’abstraction, imagine, structure, anticipe (en tout cas, essaye)
- L’exécutant vit le présent, passe à l'action, et fait avec les contraintes réelles du moment
Le cœur du problème, c’est que le planificateur oublie trop vite que l’exécutant n’est pas une machine.
Le paradoxe est fascinant : plus tu planifies avec précision, plus tu crées de la fragilité. Autrement dit, plus le plan est rigide, plus l’écart avec la réalité grandit : chaque détail de ton planning devient un point de rupture potentiel. Une réunion qui déborde, une inspiration soudaine, ou une baisse d'énergie inattendue, et c'est tout ton système qui s'effondre.
Ce phénomène s'explique par ce que les psychologues appellent l'illusion de contrôle. Ton cerveau adore croire qu'il peut prédire et maîtriser l'avenir, car ça a un coté rassurant (mais… faux).
Anatomie d'un planning qui t'emprisonne
Planifier, c’est établir une déclaration d’intention présente pour un futur incertain. Mais tu n’auras jamais toutes les informations (états émotionnels, imprévus, niveaux d'énergie, idées spontanées,…).
Quand le planning devient toxique, il partage souvent les mêmes symptômes destructeurs :
- La granularité excessive
Tu découpes ta journée en blocs de 15 ou 30 minutes, sans place pour la réflexion, la transition, la pause active.
Chaque minute est assignée à une tâche précise, créant une pression constante (et une rigidité totale).
- L'optimisme irréaliste
Ton planning suppose que tout se passera parfaitement. Que tu seras toujours au top de ton énergie, que rien ne prendra plus de temps que prévu, qu'aucun imprévu ne viendra perturber ton rythme.
→ C'est la recette parfaite pour la frustration quotidienne.
Ca suppose aussi que ce qui était vrai hier l'est toujours aujourd'hui. Mais dans tous les cas, on subit quand même la tyrannie du moi passé : le moi d’hier donne des ordres, et on s'y soumet même si ce n’est plus pertinent.
- L'ignorance de tes cycles naturels
Tu programmes une tâche créative à 14h parce que c'est le seul créneau disponible, mais ton corps est en mode digestion et en chute libre d'énergie. Ou une réunion importante à 9h quand t'es à moitié réveillé.
En gros, tu t'imposes un rythme artificiel qui va à l'encontre de ton fonctionnement naturel.
Ces symptômes transforment souvent l'organisation en course contre la montre permanente. Tu passes ton temps à rattraper le retard sur ton propre planning, à négocier avec ton agenda, à culpabiliser de ne pas être assez discipliné. C'est épuisant, mais aussi totalement contre-productif.
Trois stratégies pour retrouver ta liberté organisationnelle
1. La méthode du buffet : le planning par intentions plutôt que par obligations
Sur le nombre de projet, d'idées à creuser, de centres d'intérêt qui t'intéresse, tout te fais peut être saliver ?
Forcément, tu veux goûter à tout. Alors, tu remplis ton assiette (ton agenda) jusqu’à la faire déborder. Mais tu ne digères rien. C’est exactement ce que produit une planification coupée du réel : une orgie d’intentions sans conscience de capacité.
L'idée du buffet, c'est de ne pas prévoir précisément, mais créer de l'optionnalité et se faire confiance pour choisir la bonne chose au bon moment :
- Lister toutes les tâches
- Les rendre appétissantes et attrayantes
- Les classifier par typologie (admin, créatif,…), par niveau d'énergie, ou encore par temps nécessaire
- Décider une intention de focus ou thème quotidien (simplement pour réduire les options)
- Faire le matching des actions à l'instant t par rapport au mood / inspi / énergie
Cette méthode respecte l'intelligence situationnelle. Tu peux ajuster en temps réel selon ton énergie, ton inspiration, les imprévus qui surgissent, avec un cadre minimal pour ne pas te perdre dans les options.
2. Utiliser la planification rétrospective
Approche radicalement différente : au lieu de planifier avant, planifie après coup.
Pendant une semaine, note simplement ce que tu fais, quand tu le fais, dans quel état d'esprit. Sans jugement, sans optimisation, juste de l'observation pure.
Il y a de bonnes chances que cette cartographie te révèle des patterns invisibles et ta performance réelle. Tu découvriras tes vrais pics d'énergie, tes moments de créativité, tes besoins de pause. Et surtout, ce que tu accomplis réellement.
→ Tout un tas d'informations précieuses que tu peux ensuite utiliser pour construire un planning aligné avec ta réalité, pas avec tes suppositions.
Tu peux commencer à créer un planning, mais qui se base sur la réalité (ce qu'il s'est réellement passé) plutôt que sur un monde imaginaire parfait. Ce n’est plus une volonté projetée, c’est une réalité observée. À partir de là, tu crées une version plus fine de ton organisation avec de l'ajustement par feedback.
Libre à toi ensuite d'ajouter quelque frictions ou pressions supplémentaires pour aller chercher un petit peu mieux que la semaine qui vient de se dérouler.
3. Remplacer la rigidité d'un planning par un modèle de vélocité
Une autre approche peut être d'utiliser un modèle plutôt qu'un plan rigide. Plutôt que de tout figer dans un calendrier, on peut chercher à modéliser la réalité de notre exécution.
Pose-toi trois questions :
- Quel est le scope ? (ce que tu veux faire concrètement)
- Quelle est ta vélocité réelle ? (combien de tâches / unités de travail tu fais en vrai par semaine)
- Combien de temps cela prendra avec cette vitesse ? (calculer, constater, puis ajuster)
C’est une approche orientée système, pas volonté.
Plutôt qu’un plan rigide, on avance avec un modèle :
→ Temps = Scope / Vélocité
Tu rends la planification :
- réaliste (se base sur la réalité et l'expérience passée)
- auto-adaptée (réponse aux imprévus)
- antifragile (le système et les estimations s'améliorent avec la volatilité)
Ca permet d'avoir une approche globale, moins précise mais plus flexible, et plus facile à ajuster. La qualité de ton système n’est plus définie par sa précision, mais par sa capacité d’adaptation.
Synthèse
La planification excessive transforme ta relation avec le temps en rapport de force permanent. Elle ignore tes cycles naturels et crée une rigidité qui sabote ta productivité et ta créativité.
L'alternative est la navigation adaptative : garder une direction claire tout en ajustant continuellement ton chemin selon le contexte présent. Ca demande de bien se connaitre et se faire confiance, plutôt que de répondre à un besoin de contrôle.
De mon point de vue, la productivité (définie par la recherche de l'efficience) doit être recherchée pour nous permettre de ne pas l'être : on est efficient sur notre temps de travail, pour que cette notion perde son sens quand on profite à coté.
Dans la même idée, le planning peut être vu comme un outil à suivre stratégiquement pour nous permettre de ne plus en être dépendant par la suite, et non comme un fin en soi et un outil de gestion de temps permanent.
Le planning idéal n'est pas celui qui prévoit tout, mais celui qui te permet de t'adapter à tout. Ton agenda devient un compagnon de route, pas un contremaître. Autrement dit, il peut être un outil de liberté, pas d'emprisonnement.
“The barrier to our future is often the very plans that we’ve created to get there.”
Craig D. Lounsbrough
Bon week-end,
LA