Passer de l'exploration chaotique à l'expertise profonde (les projets de curiosité)
En 2011, Stacey MacKinnon, prof de psychologie sociale, fait une expérience avec ses étudiants. A la place d'un programme strict, une seule consigne : "Choisissez un sujet qui vous fascine vraiment. Creusez-le pendant tout le semestre. Aucune limite de pages, aucune ressource imposée. Suivez votre curiosité où qu'elle vous mène."
En gros, laisser ses étudiants choisir n’importe quel sujet qui les intrigue, et en faire un projet.
Au final, ce sont eux qui ont obtenu les meilleurs résultats, mais qui développent aussi des compétences annexes,…une capacité d'analyse. Et surtout, ils continuent d'apprendre bien après la fin des cours.
C'est ce qu'elle appelle le "Curiosity Project" : un cadre d'apprentissage qui place l'exploration personnelle au centre du processus éducatif. Ce qu'on peut voir comme le moyen de transformer une curiosité brute en projet intentionnel.
Le piège de l'apprentissage dirigé
Tu passes des heures à étudier quelque chose qui "devrait" t'intéresser, mais rien ne reste. Des fois, encore pire : dès que tu fermes le livre ou l'article, tout s'évapore sans aucun apprentissage, mémorisation ou consolidation. Ca te parle ?
C'est le symptôme d'un apprentissage imposé de l'extérieur. Extrinsèque. Quand on suit un programme défini par d'autres, on développe des réflexes contre-productifs : mémoriser pour restituer, plutôt que comprendre pour intégrer.
Les conséquences sont plus profondes qu'on le pense :
→ Tu deviens obsédé par la "bonne réponse" (au lieu d'apprendre à poser les bonnes questions). Face à un problème légèrement différent de ce que tu as étudié, tu te retrouves anxieux et incompétent, parce que ça sort de ton cadre de référence habituel.
→ Tu te concentres sur la mémorisation plutôt que sur la compréhension. Tu accumules des informations sans créer de connexions, ce qui rend ton savoir fragile et inutilisable dès qu'on sort légèrement de la théorie.
→ Tu développes une intolérance à l'ambiguïté. Dès qu'un sujet devient flou ou complexe, au lieu de creuser par curiosité, tu cherches une réponse rapide et superficielle (même si loin de la vérité, ou en tout cas de la nuance nécessaire).
C'est une approche qui transforme l'apprentissage en corvée. Et si apprendre = corvée, on arrête évidemment dès qu'on n'y est plus obligé.
"C'est un véritable miracle de voir que les méthodes modernes d'instruction n'ont pas encore entièrement étouffé la saine curiosité intellectuelle."
Einstein
Souvent, on se trompe en analysant la curiosité comme une distraction au lieu d'y voir un signal. Quand un sujet revient encore et encore, c'est que ce n’est pas du bruit, mais plutôt une direction.
Ce qui déclenche nos meilleurs projets n’est pas toujours ce qui était prévu. De temps en temps, c’est une idée parasite, floue, une obsession qui revient malgré nous, un “rabbit hole” qu’on se promet de ranger de côté pour ne pas se disperser.
Sauf que :
- On accumule de la frustration en décorrélant ce qu'on veut et ce qu'on fait
- Ces détours finissent régulièrement par produire ce qu’on a de plus original (et de plus rentable)
La force des projets basés sur la curiosité
Le "Curiosity Project" inverse toute cette logique. Plutôt que de partir d'un programme imposé, on part de ce qui nous intrigue vraiment. Le concept a été introduit par MacKinnon (celle de l'intro) en 2011. Ca a été vite repris et utilisé à la suite, notamment par Mike Jackson, Sammi Smith et Scot Hoffman pour aider les élèves à initier et à poursuivre leur propre apprentissage, avec le soutien des parents comme guides (document en libre accès ici pour s'inspirer).
C'est aussi une bonne base pour l'adapter pour nos propres apprentissages autodidactes. En tout cas, c'est ce que je me suis dit en constatant que je suis naturellement un process similaire en réalisant des deep dive sur des sujets qui m'intéressent (exemple avec le sujet de la chronobiologie).
Un projet basé sur la curiosité, c'est un processus d'exploration autonome où tu choisis un sujet qui te fascine et tu le creuses en profondeur, sans contraintes rigides de format ou de ressources. Tu définis toi-même ce que signifie "travail de qualité", et tu suis ton enquête là où elle te mène (même si ça dévie de ton plan initial, ce qui arrive toujours).
Ca active l'apprentissage intrinsèque : quand tu explores quelque chose qui t'intéresse vraiment, il y a un switch. Au lieu de traiter l'information pour la restituer, il la traite pour l'utiliser, la connecter, et la transformer. C'est une approche qui développe également une tolérance à l'ambiguïté. Plutôt que de fuir les zones grises, tu apprends à naviguer dans l'incertitude, et que la confusion est à exploiter comme signal qu'il y a quelque chose d'important à comprendre.
Pour finir, le processus forge aussi des compétences métacognitives : tu apprends comment tu apprends. Tu développes une conscience de tes propres mécanismes de compréhension, ce qui rend plus efficace dans tous les futurs apprentissages.
Comment créer tes projets de curiosité
1. Capture et hiérarchisation d'intérêts
Commence par créer un système pour capturer tes curiosités émergentes. Trop souvent, on ignore tous ces signaux :
- une question qui revient
- une idée qu'on note rapidement avant de l'oublier
- un sujet étonnant dans plusieurs contextes différents
Mets en place une "Curiosity Inbox" (idée reprise d'Anne Laure Le Cunff): un espace dédié où tu notes tout ce qui éveille ta curiosité. Ça peut être dans Obsidian, Notion, ou même un simple carnet (peu importe, l'important étant de créer un réflexe de capture). De mon coté, c'est Kortex.
Dans ton système de notes, utilise des liens bidirectionnels ou des tags pour connecter tes idées. Et plus tu vas avoir de volume sur un sujet :
- plus la curiosité est forte
- plus tu as envie de creuser encore plus
- plus tu peux faire émerger certaines idées aux intersections
Intègre aussi une révision hebdomadaire où tu passes en revue tes captures. Ca peut servir de temps de traitement (catégoriser, trier, ranger tes idées) tout en identifiant des patterns qui reviennent pour t'indiquer quoi creuser.
Maintenant, on se retrouve souvent avec un gros volume qui crée plus de dispersion que de clarté. C'est là qu'intervient la Hiérarchie d'Intérêts (partie intégrante de la Boussole Mentale), pour prioriser, clarifier, et en faire un moteur de progression au lieu de subir tes intérêts multiples.
2. L'architecture d'exploration profonde
Pour qu'un projet de curiosité le soit vraiment, il doit respecter quatre critères essentiels que MacKinnon a identifiés dans ses recherches.
- Choix personnel du sujet
Ici, c'est pas négociable. Dès qu'un sujet t'est imposé, même partiellement, tu perds l'élan intrinsèque. Choisis quelque chose qui te fascine vraiment, même si ça semble "peu sérieux", inutile, ou même éloigné de tes objectifs.
- Tenue d'un learning log
Documente ton processus d'apprentissage : tes nouvelles questions, tes réflexions, tes connexions inattendues, même (et surtout) tes erreurs. Tu documentes ton parcours et tu crées une couche de métacognition.
C'est cette métacognition qui transforme l'expérience en apprentissage durable. Tu découvres le sujet, tu découvres comment découvrir, et tu crées petit à petit ton process d'apprentissage optimal.
- Echanges et feedbacks
Trouve des gens qui ont exploré ton sujet ou des sujets connexes. Débats d'idées, demande des retours, confronte tes hypothèses. Même en étant autodidacte, tu veux aller confronter tes idées pour les renforcer et les raffiner. Sans feedback, on reste dans une jolie théorie qui n'a souvent aucun intérêt.
- Exploration diversifiée de ressources
Là, on va au-delà des sources "officielles". Croise les perspectives : livres académiques, podcasts, interviews, expérimentations personnelles, conversations informelles,... Tu ne veux pas adopter la perspective de quelqu'un, mais confronter les perspectives existantes ensemble assez profondément pour en ressortir avec la tienne (souvent plus riche et plus nuancée).
En suivant et respectant ça, tu développes un projet de curiosité. Mais surtout, tu développes une méthode d'investigation qui devient transférable à tous tes futurs projets : tu apprends à apprendre de manière systémique.
3. Le partage comme finalisation
Un projet de curiosité n'est complet que quand tu le partages d'une manière ou d'une autre. Pas forcément de manière formelle, mais d'une façon qui rend ton exploration accessible à d'autres. Autrement dit, qu'il y ait un rendu.
Ça peut prendre mille formes :
- un article de blog qui synthétise tes découvertes
- une vidéo où tu expliques ce que tu as compris
- une présentation à des proches ou collègues
- une conversation approfondie ou un débat avec un passionné
L'important, c'est de transformer une exploration interne en contribution externe.
"Enseigner, c'est apprendre deux fois."
Joseph Joubert
Quand tu forces ta compréhension à devenir transmissible, tu :
- structures ta pensée
- identifies tes zones floues
- solidifies tes apprentissages
Le partage crée aussi un effet d'engagement. Savoir que ton exploration aura une finalité concrète change la façon dont tu l'abordes. C'est une légère pression supplémentaire pour passer du mode "consommation passive" au mode "création active".
Le cycle curiosité → projet → valeur
Voici un framework simple pour structurer tes projets de curiosité :
Phase 1 : Identification
- Explorer ta Curiosity Inbox pour identifier les sujets récurrents
- Choisir celui qui génère le plus d'énergie et d'excitation (ou utilise la Hiérarchie d'Intérêts)
- Définir une question / hypothèse de départ
Phase 2 : Investigation
- Lancer ton learning log pour documenter le processus (à ce niveau, c'est pratique d'avoir un template à dupliquer, puis à adapter)
- Diversifier tes sources et les formats : académiques, expérientielles, livres, études, articles, podcasts,…
- Aller rechercher et discuter avec des personnes qui connaissent bien le sujet
Phase 3 : Intégration
- Synthétiser tes découvertes (peu importe le format ou le support)
- Identifier les connexions avec tes autres intérêts ou projets
- Affiner ta compréhension avec l'échange ou le débat
Phase 4 : Partage
- Choisir un format de transmission aligné avec tes compétences
- Structurer ton apprentissage pour le rendre accessible
- Diffuser et recueillir les retours pour affiner ta compréhension
Cette séquence respecte le rythme naturel de l'apprentissage profond :
curiosité → exploration → compréhension → transmission → approfondissement.
La curiosité authentique bat toujours l'apprentissage dirigé quand il s'agit de créer une compréhension durable et applicable. Les projets basés sur la curiosité transforment l'exploration dispersée en apprentissage systémique.
Autrement dit, quand tu apprends à partir de ce qui te fascine vraiment, tu ne développes pas seulement une expertise sur un sujet, mais aussi une expertise dans l'art d'apprendre.
"La recherche est une curiosité formalisée. C'est fouiller et fouiner dans un but précis."
Zora Neale Hurston
Passe un excellent week-end,
LA