L'art de construire des loisirs intentionnels (la Pyramide de Nash)
Quand on parle de temps libre et de loisirs, il y a toujours 2 versions.
Une première qui s'effondre sur le canapé et enchaîne les épisodes Netflix jusqu'à avoir les yeux qui piquent. Cette version veut "récupérer", à l'aide d'un moment de détente mérité après une longue journée.
La seconde attrape sa guitare, sort son carnet de croquis, ou lance un projet qu'elle a en tête depuis des semaines. Elle aussi "récupère", mais différemment.
L'une se sent épanouie le soir venu, et l'autre se couche avec cette sensation de vide étrange.
Cette newsletter est en quelque sorte la suite de celle d'il y a quelques semaines ("Pourquoi tes loisirs t'épuisent", que tu peux retrouver ici), et se base sur l'approche de Jay B. Nash (et pour les plus curieux, son ouvrage Philosophy Of Recreation And Leisure).
Le paradoxe du temps libre moderne
Nous avons plus de temps libre que jamais dans l'histoire humaine. Pourtant, tout le monde ressent une certaine frustration et s'est déjà auto-convaincu avec le "je pourrais faire tellement de choses si j'avais le temps."
On oscille entre deux extrêmes toxiques :
- le workaholisme d'un côté (productivisme et le fait continuer à penser au boulot même quand on n'y est plus)
- la récupération passive de l'autre (distractions avec cerveau débranché pour "décompresser")
C'est cette dynamique qui crée le cercle vicieux :
On structure mal son temps de travail → on se sent fatigué → on interprète cette fatigue comme de l'épuisement mental → on cherche du repos sous forme de divertissements passifs → on a moins d'énergie et de motivation → on cherche encore plus de "repos" dans les distractions.
Et le cycle continue.
Pour la plupart, les loisirs peuvent être définis comme : ce qui reste après avoir travaillé. Un temps résiduel qu'on remplit par défaut, sans intention ni structure. On planifie méticuleusement notre temps de travail pour être productif, puis on arrive dans du temps "libre" sans aucun cadre, ce qui nous fait glisser dans les choix et solutions en auto-pilot. On pense que plus de temps libre = plus de liberté. Mais sans intention, plus de temps ne fait qu'élargir le vide et la liberté devient vite une prison.
Redéfinir les loisirs : passer de la récupération à la création
Aristote avait une vision radicalement différente des loisirs. Pour lui, ce n'était pas simplement l'absence de travail, mais une opportunité d'auto-réflexion, de contemplation, et de quête de connaissance. Les loisirs étaient réellement l'événement principal (non un résidu), guidés par la curiosité profonde et la motivation intrinsèque.
Cette perspective rejoint son concept d'eudaimonia : une vie épanouie, où chaque activité contribue à notre développement et notre bonheur.
Jay B. Nash, un sociologue américain du XXème, a formalisé cette intuition en créant la Pyramide des Loisirs. Un modèle relativement simple qui hiérarchise nos activités de temps libre selon leur potentiel d'épanouissement et de croissance. À noter qu'il existe quelques critiques du framework, notamment sur cet aspect simpliste, mais on peut quand même le considérer comme une excellente base de mon point de vue.
Plus on monte dans la pyramide, plus les activités incluent la participation active, l'engagement personnel, et le développement de la créativité. Nash avait prédit que l'automatisation nous donnerait plus de temps libre. C'est d'ailleurs assez marrant de voir son discours au sujet de l'évolution industrielle et technologique, et l'appliquer à ce qui se passe aujourd'hui. Force est de constater que son avertissement était prophétique avec plus d'un demi siècle d'avance.
Il avait aussi averti que sans structure intentionnelle, nous risquions de sombrer dans ce qu'il appelait la "spectatoritis" : devenir des consommateurs passifs de divertissement. Lui parle de TV et de radio, quand on peut aujourd'hui garder ses exacts arguments pour les appliquer aux réseaux sociaux et autres médias (avec un effet x100).
Anatomie de la Pyramide des Loisirs de Nash

Niveau en dessous de 0 - Comportement au détriment de la société
Ici, on peut parler de crime, de délinquance, et de toutes les formes de comportements ayant un impact négatif sur la société elle-même.
Niveau 0 - Autodestruction
On trouve ici l'ensemble des activités qui nous nuisent personnellement, physiquement ou mentalement. Pas d'opportunité de croissance, et réduction des possibilités futures.
Exemples : drogues, jeux d'argent compulsifs, alcoolisme, excès en tout genre.
Niveau 1 - Divertissement passif
Consommation pure pour "tuer le temps" ou tout antidote pour échapper à l'ennui. C'est ce que Nash appelle ce phénomène "spectatoritis", constatant qu'en répétant constamment ces doses de divertissement passif primitives, l'homme peut en devenir dépendant.
Exemples : enchainer les épisodes en débranchant son cerveau, scroll infini sur les réseaux,…
Niveau 2 - Participation émotionnelle
Là on arrive à des niveaux particulièrement intéressants. Le niveau 2 correspond aux activités qui déclenchent une réaction émotionnelle et nous font ressentir quelque chose. Comme l'explique Nash, ces activités "ont un pouvoir catalytique pour déclencher des réactions en chaîne de nouvelles expériences."
Exemples : lire un livre qui nous marque, assister à un concert, regarder un documentaire qui change notre perspective,…
Niveau 3 - Participation active
Engagement physique ou mental en suivant des instructions claires et préétablies. On est engagé activement dans l'activité en utilisant pleinement nos ressources physiques ou mentales, mais on exploite une base existante (règles du jeu, modèles théoriques, process d'un mentor).
Exemples : Sports, cuisine en suivant une recette, apprentissage d'une langue avec une méthode structurée,…
Niveau 4 - Participation créative
Développement de quelque chose de nouveau, expression de sa singularité. On reste pleinement engagé, mais on sort ici d'un cadre existant pour créer un nouveau canal ou une nouvelle forme d'expression. C'est aussi là qu'on peut rencontrer une réelle peur de l'échec ou de jugement, qu'il faut réussir à surmonter.
Exemples : Écriture, composition musicale, invention, artisanat personnel,…
Plus tu montes, plus tu développes ton agentivité, ta capacité d'agir dans un environnement donné.
Point important à noter, la conclusion n'est pas de passer 100% de son temps dans le niveau le plus élevé. Je pense que l'on peut simplement dire qu'un peu de temps passé dans chaque niveau n'est pas néfaste, et qu'il faut essayer d'investir une plus grosse part de son temps dans les niveaux élevés de cette hiérarchie.
Pour compléter l'approche de Nash et définir sa compréhension personnelle, on peut croiser ça avec 2 autres perspectives (que je ne développerai pas ici, mais qui pourraient faire l'objet d'une autre newsletter) :
- Les 3 niveaux de loisirs d'Aristote (amusement, recréation, contemplation)
- L'approche de Stebbins et sa vision "Serious Leisure Perspective" (résumé ci-dessous)

3 angles pour transformer ton temps libre
1. Auditer ta pyramide actuelle
On peut ici mapper ses ratios de loisirs. On commence par cartographier une semaine type pour se demander à chaque type d'activité :
- Quelles activités fais-tu le plus souvent ?
- À quel niveau de la pyramide appartiennent-elles ?
- Pour chaque activité, quel est l'investissement horaire par semaine ?
L'objectif n'est pas d'éliminer complètement les niveaux inférieurs (parfois, ton cerveau a besoin de se mettre sur off). Plutôt, de créer une distribution intentionnelle. Si 80% de ton temps libre se concentre sur les niveaux 0-1, il y a peut être un angle d'ajustement.
Et pour ajuster, on peut se demander :
→ Quel serait le minimum viable d’activités de niveau 3 et 4 à injecter dans la semaine, et quel est mon ratio idéal pour chaque palier de la pyramide ?
À chacun sa propre réponse.
2. Créer des ponts progressifs et micro-quêtes créatives
Plutôt que de passer brutalement du canapé Netflix au projet créatif ambitieux, tu peux construire des transitions fluides.
Si tu regardes beaucoup de séries (niveau 1), commence par choisir des documentaires ou des contenus qui t'inspirent (niveau 2).
Si tu consommes beaucoup de contenu sur la cuisine, teste des recettes (niveau 3), puis expérimente tes propres créations (niveau 4).
Autre approche : réintroduire une dose de création non finalisée dans ton quotidien.
Exemples :
- Tenir un carnet de curiosité
- Improviser une recette sans recette
- Apprendre à dessiner avec ta main non-dominante
Ces "mini-défis" qui peuvent déclencher des moments de flow léger, sans pression, et reconnectent à des zones très rarement activées durant le temps de travail (inspiration, curiosité, jeu, improvisation,…).
Ils te permettent d’explorer sans but productif, et c’est là que l’on touche à la philosophie d'Aristote du loisir : l’acte sans finalité autre que lui-même.
Pour résumer, utiliser ta curiosité naturelle comme rampe de lancement et respecter ton élan naturel tout en t'orientant vers plus d'engagement.
3. Exploiter ta Hiérarchie d'Intérêts personnelle
Tes centres d'intérêt authentiques sont tes meilleurs alliés pour gravir la pyramide. Nash soulignait que les loisirs peuvent fournir "l'intérêt, la stimulation, et le sentiment d'accomplissement qui manquent souvent dans le travail rémunéré."
Identifie 2-3 sujets (ou plus) qui t'attirent naturellement. Liste tout, pour ensuite les prioriser avec ta Hiérarchie d'Interêt (développée en détail dans la partie Boussole Mentale). Une fois que tu as identifié un intérêt prioritaire actuel, essaie de passer du niveau 2 (consommer du contenu dessus) au niveau 3 ou 4 (appliquer, pratiquer, créer, expérimenter).
Tu t'intéresses à l'histoire ? Passe des documentaires aux reconstitutions, à l'écriture de fiction historique, ou à la création de contenu éducatif.
Tu aimes l'architecture ? Pars des photos Pinterest que tu regardes tous les jours, aux visites de bâtiments, puis aux croquis, puis aux projets de design personnels innovants.
Réinventer ses loisirs
L'enjeu n'est pas de diaboliser le divertissement passif, mais de créer un équilibre intentionnel. Les niveaux supérieurs de la pyramide t'offrent ce que le travail ne peut pas toujours fournir : autonomie créative, progression personnelle, et alignement avec tes intérêts profonds.
Changer la vision des loisirs comme "ce qui reste après avoir travaillé" vers "la chose la plus importante à exploiter" peut transformer notre relation au temps libre : tu passes du mode survie (récupération passive) au mode croissance (développement actif).
Avec l'automatisation croissante, ce qui était évoqué comme "révolution des loisirs" va sûrement être de plus en plus vrai. Ceux qui sauront structurer intelligemment leur temps libre prendront une longueur d'avance, et garderont un certain contrôle dans leurs explorations.
"L'utilisation intelligente et fructueuse des loisirs est le test final d'une civilisation."
Jay B. Nash
Bon week-end,
LA