La sagesse taoïste appliquée à ta performance (le cycle de progression par intégration)
Il y a quelques semaines, j’ai publié une newsletter sur les dangers du flow mal calibré (tu peux la lire ici). Le confort cognitif, le plaisir de l'efficacité fluide... qui peut pourtant devenir un frein à la progression si on s'y installe trop tôt.
Aujourd’hui, c'est en quelque sorte la suite.
Parce qu’il y a un stade au-delà du flow. Un stade où la compétence s’est tellement intégrée que l’action devient naturelle. Fluide, mais avec fondations solides. Sans tension, mais avec intention. C’est ce que les taoïstes appellent le Wu Wei.
Le moment Phil Jackson
Phil Jackson, onze fois champion NBA en tant qu'entraîneur, était connu pour ses méthodes atypiques. Plutôt que de forcer ses joueurs, il cultivait un esprit inspiré du zen et du taoïsme. Il faisait méditer ses équipes, même en pleine pression des playoffs, et les poussait à "se connecter" au jeu plutôt qu’à le contrôler.
Pas d'intervention inutile, pas de micro-management.
Et son équipe a sacrément gagné.
“The most we can hope for is to create the conditions where our players can reach their full potential. Then we let go.”
Phil Jackson, Sacred Hoops
C’est l’esprit du Wu Wei : ne pas lutter contre le courant, mais faire en sorte de le suivre. Autrement dit, “Le ballon est l’enseignant” (ça lui est attribué sans véritable source fiable, mais j'aime l'idée).
Le piège de l'effort mal calibré
Notre conditionnement occidental nous a appris une équation toxique : Si ce n'est pas difficile, ce n'est pas efficace.
Quand on veut progresser, notre réflexe conditionné est souvent le même : pousser plus fort.
On planifie davantage. On force la concentration. On cherche la friction qui nous garantit qu’on 'travaille dur'.
Ce biais de l’effort crée plusieurs dérives insidieuses :
- On confond tension avec performance
- On s’épuise à vouloir contrôler chaque paramètre
- On bloque notre créativité en cherchant à tout structurer
Et surtout, on désapprend à faire confiance à ce qui est déjà intégré en nous. On traite notre système personnel comme une machine à optimiser, et non comme un organisme vivant à accompagner.
Wu Wei : L'art invisible de la maîtrise intégrée
À la croisée du taoïsme et de la performance fluide, Wu Wei pourrait se traduire comme "l'action non-agissante".
Pas de l'inaction. Pas du laisser-faire passif. Plutôt une posture d’harmonie avec le mouvement naturel des choses.
L'art de faire, sans forcer.
C'est agir au bon moment, au bon endroit, de la bonne manière, sans friction ni résistance inutile.
Pour prendre la métaphore la plus rependue sur le sujet, c'est l'eau (par exemple, qui ne combat jamais les rochers mais finit par les sculpter).
Ce qui est intéressant, c'est que le Wu Wei réconcilie en quelque sorte 2 mondes perçus comme opposés :
- La discipline de la construction (deep work, pratique délibérée)
- L'aisance de la performance (flow, présence, spontanéité)
C'est le stade au-delà du flow. Ou en tout cas, une philosophie d'un état prolongé de ce que peut représenter le flow.
Un stade où la compétence s'est tellement intégrée que l'action devient naturelle. Assez maitrisée pour être efficience tout en étant fluide.
Application stratégique : 3 leviers pour activer Wu Wei
Levier 1 : Construire l'effort conscient pour "mériter" l'effort fluide
C'est (à ma connaissance) assez difficile à concevoir de pouvoir atteindre cette fluidité sans entrainement. Autrement dit, en étant pragmatique, je vois plutôt le Wu Wei comme le résultat d'étapes initiales.
C'est à dire :
- Pratique délibérée ciblée sur tes points faibles
- Répétitions conscientes avec feedback immédiat
- Construction méthodique des compétences de base
C’est parce que tu as martelé (de la bonne manière) une compétence qu’elle devient intuitive, puis fluide.
(Un musicien répète 10 000 fois dans son coin pour être capable de ne plus avoir à penser sur scène.)
A ce niveau, c'est de la pratique délibérée.
Levier 2 : Organiser sans rigidifier
Une organisation "wu wei" est alignée avec tes rythmes. Rien n'est imposé. Il ne s'agit pas d’abandonner les systèmes, mais de les concevoir comme des supports évolutifs (tu peux apprendre ça dans les Saisons Stratégiques) :
- Une organisation qui se construit au service d'une intention (et donc changeante)
- Une logique flexible construire sur quelques principes simples
- Une structure saisonnière qui suit ton énergie naturelle
Une méthode (ou un fonctionnement) qui ne va pas chercher un contrôle absolu.
Levier 3 : S'entraîner à l'attention sans tension
L'attention est l'une de nos ressources qu'il faut le plus investir avec conscience. La plupart des choses réalisées viennent d'elle et de sa qualité. Elle peut être travaillée d'une autre manière également, plus divergente (et souvent, les 2 formes s'auto-alimentent) :
- Travail de la respiration
- Méditation, le fameux "mindfullness",…
- Moments délibérés d'activation du Default Mode Network
- Moments de pleine attention : vaisselle, rangement, lecture lente
Ca peut également être vu sous l'angle de transformer une activité déplaisante en jeu.
Un conducteur de bus qui n'aime pas son travail peut passer des 10ènes d'heures par semaine à faire la gueule, ruminer, et vivre un enfer. Ou il peut voir ça sous un autre angle, et transformer l'activité en entrainement pour la rendre la plus fluide, efficience, ou encore performante possible (dans la limite du respect du code de la route quand même).
C'est tout aussi vrai pour n'importe quelle activité : faire la vaisselle peut devenir un centre d'entrainement.
Framework : Le cycle de progression par intégration naturel
Théoriquement, c'est beau. Mais concrètement, c'est rarement inné.
De la manière dont je le vois, chaque montée en compétence passe par certaines étapes avant de rentrer dans l'inconscient, le naturel, l'état d'intégration.
On peut visualiser la progression ainsi :
Pratique délibérée → Deep Work → Flow → Wu Wei
On peut également segmenter les étapes en 2 blocs :
- Pratique délibérée et deep work : phases d'apprentissage et de production
- Flow et Wu Wei : états de performance et d'intégration
1. Friction (Pratique délibérée)
On peut aller chercher encore plus en amont et parler de curiosité, d'immersion, et d'imprégnation jusqu'à développer une motivation intrinsèque.
Mais partant du principe qu'on a une compétence en tête, et que l'on veut progresser, la 1ère étape va être la pratique délibérée. Rien de très agréable à ce niveau, on cherche au contraire les frictions. Cibler les points faibles, inconfort, répétitions, et feedback.
2. Structure (Deep Work)
On commence à organiser le système. Autrement dit, planifier des blocs de temps (alignés avec tes rythmes naturels, c'est mieux). Structurer la pratique délibérée, mais surtout la mettre en pratique avec une idée ou un projet sur lequel appliquer la compétence et la consolider.
Et tout en respectant la définition de Cal Newport : période de concentration (1.) sans distraction, (2.) sur une tâche cognitivement exigeante.
3. Fluidité (Flow)
Idéalement, lorsque l’individu exerce sa compétence au niveau atteint, il le fait en état de flow. C'est l'état de performance.
Le moment où tout ce qui a été compliqué devient fluide : l’entraînement paie, l’intense concentration devient naturelle, l’expérience devient agréable et efficiente. On peut voir le flow comme le fruit combiné de la pratique délibérée (compétence bien ancrée) et du focus (esprit à la tâche).
C’est le signal que toutes les pièces sont alignées : défi à la hauteur + compétence + concentration + motivation. À ce stade, on peut goûter à l’expérience optimale décrite par Mihály Csíkszentmihályi.
4. Intégration (Wu Wei)
La compétence est incarnée. Plus besoin de forcer, penser, corriger. C'est l'état de maîtrise tranquille.
Au plus haut niveau de compétence et d’expérience, l’objectif devient de tout intégrer et de lâcher le contrôle pour atteindre l’effort minimal et l’efficacité maximale. C’est l’idéal du Wu Wei.
Après avoir pratiqué (délibérément), appliqué (deep work) et goûté au flow fréquemment, on peut aspirer à une aisance totale dans son art ou sa discipline. On a tellement incorporé les techniques et les patterns qu’on peut désormais se fier à son instinct et réagir spontanément aux situations.
Ce cycle se répète pour chaque nouvelle compétence, ou même chaque stade dans une même compétence. Chaque boucle devient plus fluide (et tu développes aussi ta meta-compétence d'apprentissage).
Pour résumer
- Wu Wei n'est pas un état passif, mais peut être vu comme la forme suprême de maîtrise tranquille
- Plus tu cherches à contrôler, plus tu bloques le naturel et contrains la performance
- Ton système d'organisation doit t'emmener vers cet état : flexible, fluide, performant mais sans friction inutile
"Le tableau est fini quand il a effacé l'idée."
Georges Braque
Bon week-end,
LA