L'utilité de la connaissance inutile (comment transformer la dispersion en créativité)
En 1816, lors d'une conférence à la City Philosophical Society de Londres sur les nouveaux éléments chimiques, Michael Faraday évoque l’impatience de ceux qui demandent sans cesse : "à quoi ça sert ?" à chaque nouvelle information partagée.
Pour y répondre, il cite Benjamin Franklin avec une formule restée célèbre : "à quoi sert un bébé ?"
Ca illustre très bien l'absurdité de vouloir mesurer immédiatement l'utilité de toute connaissance. Faraday explorait par pure curiosité, sans objectif commercial ni application immédiate en tête. Pourtant, ses expériences "inutiles" ont posé les fondements de toute notre civilisation électrique moderne.
Quand l'efficacité devient un piège cognitif
Face à l'océan d'informations disponibles, on tombe facilement dans un biais très rationnel : ne garder que ce qui sert maintenant.
On développe un réflexe de tri impitoyable : "À quoi ça me sert maintenant ?" devient le filtre par défaut. Tu zappes tout ce qui n'a pas d'application immédiate, tu te concentres sur ce qui résout tes problèmes du moment.
Mais ce réflexe, aussi logique soit-il, peut rendre aveugle :
- On sacrifie de la créativité contre de la productivité immédiate
- On rate des idées puissantes parce qu’on ne sait pas (encore) à quoi elles servent
- On transforme l’apprentissage en tâche à rentabiliser (au lieu d’un simple terrain de jeu mental)
Ca se résume dans une approche extrême de l'apprentissage "just in time" : efficace, ciblée, applicable immédiatement, orientée résultat. Dans l'absolu, le just in time est malin et à garder la plupart du temps. Mais poussée à l'extrême, cette logique crée un effet pervers : optimiser le présent au détriment de ce qu'il pourrait émerger plus tard. Tu deviens chirurgicalement précis sur ce que tu connais déjà, mais aveugle aux connexions que tu ne peux pas encore voir.
Plus tu te spécialises dans l'utile immédiat, plus tu rates la vision d'ensemble, les sauts conceptuels, les innovations imprévues. Tu deviens un expert de l'optimisation incrémentale, mais tu passes à côté des révolutions de référentiels complets.
Quand la curiosité inutile devient stratégique
Ce qu'on appelle "connaissance inutile" n'est inutile que :
- dans un contexte donné
- à un moment donné
Et ça ne veut pas dire qu'il faut se mettre qu'à creuser des sujets à fort potentiel pour plus tard : apprendre pour apprendre, s'intéresser pour s'intéresser, poser des questions par simple curiosité est largement suffisant sans la notion d'utilité potentielle.
Abraham Flexner, dans son essai de 1939 "The Usefulness of Useless Knowledge", définit cette connaissance comme "une information ou recherche poursuivie pour elle-même, guidée par la curiosité et l'imagination, plutôt que par un objectif pratique prédéterminé".
Cette "inutilité" n'est qu'une question d'échelle temporelle et de connexions potentielles.
Prenons la mécanique quantique. Au début du 20ème siècle, c'était un "jeu théorique pour jeunes physiciens", une curiosité mathématique sans application concrète. Aujourd'hui, elle sous-tend selon Dijkgraaf environ 30% du PIB américain (via les lasers, microprocesseurs, nanotechnologies,…).
Ou Google : né d'une subvention de 3,5 millions de dollars de la National Science Foundation pour développer un algorithme de recherche "par curiosité". Pas exactement un investissement orienté ROI immédiat (et pourtant…).
Ou encore notre exemple du début : Faraday et Maxwell qui exploraient l’électromagnétisme “juste pour voir” (ce qui a permis l’électricité moderne).
Le pattern est toujours le même : exploration libre → connexions inattendues → applications révolutionnaires.
L'écosystème cognitif : comment trois logiques d'apprentissage coexistent
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, suivre sa curiosité et adopter un apprentissage "juste à temps" (c'est à dire, au dernier moment, lorsque l'on est confronté à un problème) ne s'opposent pas, mais se complète dans un écosystème à développer.
- Juste à temps = tactique
J'ai un problème → j'apprends → j'applique.
C'est l'apprentissage de déblocage, celui qui te fait avancer rapidement sur des enjeux immédiats.
- Curiosité libre = fertile
Je suis curieux → j'explore → j'alimente.
C'est du butinage d'idées, de la pollinisation de connaissances qui enrichit tout un système mental et favorise les connexions inattendues.
- Au cas où = stérile
J'apprends au cas où → je stocke sans utiliser → j'oublie.
C'est l'apprentissage scolaire classique : ni motivé intrinsèquement, ni ancré dans un besoin réel.
Le 3ème est effectivement à éviter (ce qui paradoxalement, représente l'immense majorité de nos apprentissages au moment le plus important et impactant - aka les 20 ou 25 premières années de notre vie).
Mais les deux premiers forment un duo complémentaire puissant : avancer grâce à un apprentissage ciblé sur le court terme, tout en entretenant une zone d'exploration libre qui nourrit tout un système de pensée à long terme.
Stratégies pour transformer ta curiosité en avantage systémique
1. Développer un portfolio d'apprentissage asymétrique
Au lieu de partir du principe "à quoi ça me sert", commencer par "qu'est-ce qui me rend curieux ?"
L'apprentissage sera bien plus efficace, et les applications viendront (ou pas) plus tard.
Concrètement, tu peux structurer ton apprentissage comme un portfolio d'investissement :
- 70% sur des compétences directement utiles à tes projets actuels ("just in time")
- 20% sur des domaines adjacents qui pourraient créer des synergies
- 10% sur des sujets qui t'intriguent sans raison rationnelle
Ca te permet de rester performant tout en cultivant des connexions potentielles.
L'anthropologie peut éclairer tes stratégies marketing. La biologie peut inspirer tes modèles d'organisation. Les arts martiaux peuvent affiner ta philosophie de la productivité. Tu butines en organisant ton terrain de jeu cognitif.
Autrement dit, tu nourris une sorte de compost (sans trop savoir ce que ça va amener).
2. Maîtriser l'art de l'exaptation cognitive
L'exaptation, en biologie, c'est quand une caractéristique développée pour une fonction première (adaptation) évolue pour jouer un rôle totalement différent. Les plumes des oiseaux, par exemple, ont d'abord servi à réguler la température avant de permettre le vol.
En gros, c’est un détournement fonctionnel a posteriori.
Ce principe s’applique parfaitement à la connaissance. Des choses apprises pour un contexte peuvent être encore plus utiles dans un environnement différent : ce que tu apprends pour X peut révéler toute sa valeur dans un contexte Y. Tu développes une intuition pour les patterns, tu renforces tes connexions mentales, tu consolides ta circuiterie de résolution de problèmes.
De manière plus pratico-pratique, ça signifie voir les apprentissages comme des briques conceptuelles réutilisables. Pour ça, il faut simplement avoir une méthode ou un process pour alimenter, organiser, connecter le flux d'idées et d'informations pour les amener à maturation (ce qu'on voit dans une partie des Saisons Stratégiques avec le concept de Combustion Créative).
Cette conférence sur l'architecture japonaise peut t'inspirer un système d'organisation. Cette biographie peut éclairer ta stratégie créative. Cette discussion sur la physique quantique peut renouveler ta vision des probabilités sur tes investissements.
3. La mécanique des connexions lentes : créer des moments de collision intellectuelle
Souvent, les nouvelles idées créatives émergent aux intersections, quand des concepts de domaines différents entrent en collision et créent quelque chose de nouveau. Tu ne dois pas forcément utiliser immédiatement tout ce que tu apprends, mais tu peux accélérer le moment où une idée trouve son contexte.
Pour maximiser ces collisions, tu peux délibérément créer des espaces de connexion :
- Tenir un carnet de liens conceptuels
- Crée des ponts entre tes notes (type Zettelkasten, mindmap,…)
- Organiser des blocs de réflexion croisée (entre tes différents centres d'intérêt)
Tu peux aussi utiliser quelques questions clés (exemples venant de mon système de notes) :
- Quelles sont les applications potentielles de ce concept ?
- Comment cette idée pourrait-elle s'appliquer à mon domaine principal ?
- Pourquoi suis-je attiré par cette idée (en dehors d'un biais de confirmation) ?
- Comment cette note s'inscrit-elle dans ce que je sais déjà (dans mes autres notes) ?
- Comment cette note peut-elle expliquer un autre concept déjà présent dans mon système ?
On ne va pas forcer et devenir parano en voyant des connexions où il n'y en a pas, mais plutôt faire en sorte de rester ouvert aux ponts inattendus (si tant est que les idées aient une place pour s'exprimer).
Comme évoqué plus haut, parfois, c'est juste agréable d'apprendre des choses pour le plaisir d'apprendre. Et sans se prendre la tête, c'est déjà suffisant.
Le Fertiliseur de Curiosité Systémique
En cherchant à théoriser le process, voilà sur quoi je suis arrivé pour transformer ta curiosité en système exploitable :
- Exploration et curiosité libre (quels sujets attirent naturellement ?) : Suivre la curiosité pour développer une motivation intrinsèque sur le sujet
- Documentation et capture (comment capturer les découvertes ?) : Noter l’idée, le contexte, la compréhension
- Connexion (comment cette note s'inscrit-elle dans ce que je sais déjà ?) : Créer des liens avec tes projets ou tes intérêts
- Activation opportuniste (comment tester ces connexions dans des projets concrets ?) : Appliquer, tester, créer lorsque la maturation arrive ou lors d'élan créatif
Explorer, tout en créant une structure qui évite la dispersion pure. Autrement dit, butiner avec intention. À l’inverse d’un système d’archivage, c’est un système vivant, flexible, et surtout exploitable.
Penser en réseaux plutôt qu'en silos
Pour résumer l'utilité de la "connaissance inutile" : la valeur ne vient plus de ce que tu sais, mais de comment tu relies (et utilises) ce que tu sais. Einstein le résumait comme ça : "Il n'y a pas de murs rigides entre les disciplines."
Les IA sont entraînées sur des données spécifiques. Les humains, eux, peuvent s'entraîner sur des intuitions ou ambiguïté qui n'ont initialement aucun sens rationnel.
"Le progrès scientifique résulte largement du libre jeu d'intellects libres travaillant sur des sujets de leur propre choix de la manière dictée par leur curiosité pour l'exploration de l'inconnu."
Vannevar Bush
Bon week-end,
LA